mercredi 6 juin 2018

Pénurie d'eau à Bangalore: il y a le feu au lac


Le lac de Bellandur est constamment recouvert d'une couche de mousse de détergent
L’épaisse couche de mousse blanche ondule sur le lac de Bellandur, au sud de Bangalore. Telle une étrange poudre de neige posée dans cette ville tropicale, elle reflète le soleil et éblouit ses observateurs inquiets. «Ce sont tous les détergents des eaux usées ainsi que les rejets chimiques des usines, décrit Ishwarappa, militant au Mouvement populaire pour le droit à l’eau, d’un air dégoûté. C’est le plus grand lac de la ville, donc il récolte tous ces rejets toxiques et ceux-ci viennent s’accumuler ici, à son embouchure.» La grande étendue d’eau se resserre en effet à cet endroit pour descendre en cascade vers un pont. Ces flots font mousser la surface sur plus de 50 mètres carrés, comme dans une machine à laver.

De petits jets automatiques, installés par la municipalité, envoient de l’eau sur sa surface pour essayer de faire tomber la mousse, sans grande réussite. «Nous sommes en période normale, prévient Ishwarappa, mais dès que la mousson arrive, cela devient une montagne qui déborde sur la route. Les véhicules ne peuvent plus circuler !» Plus grave, le détergent suspect s’invite dans les résidences collées à ce lac. «Il y a deux jours, il a plu et nous avons donc eu de la mousse dans tout le jardin et devant nos portes, confirme Poornima, une des habitantes, frêle quinquagénaire à la voix fluette. Cela ressemble à du savon, mais nous irrite la peau. Et l’odeur persistante nous fait mal à la tête. J’aimerais bien partir d’ici, mais je n’ai pas les moyens.»

Algues

Le Bureau d’approvisionnement et de retraitement des eaux de Bangalore (BWSSB) affirme avoir les capacités de retraiter les deux tiers des eaux usées de cette mégalopole de 11 millions d’habitants, mais les scientifiques n’y croient pas. «Nos relevés mensuels dans les lacs indiquent que leur qualité est équivalente à celle des eaux non traitées, avec des taux élevés de phosphate, d’azote et de nitrate, objecte le professeur T.V. Ramachandra, coordinateur du Groupe sur les zones humides au prestigieux Institut indien des sciencesJe pense qu’à peine un tiers est vraiment retraité, le reste est relâché directement.» Ces déchets dégagent du méthane au-dessus des lacs, un gaz très inflammable et qui, au contact des algues, réalise l’impossible : la surface du Bellandur prend régulièrement feu.
Cette situation est grave, car l’eau de ces lacs s’infiltre dans la nappe phréatique et entre ainsi dans la chaîne alimentaire. «45 % de la population de Bangalore dépend de ces eaux souterraines pour s’alimenter et vivre, poursuit le professeur Ramachandra, dans son bureau obscur encombré de livres et récompenses. Or, nous y avons trouvé de hauts niveaux de nitrates ainsi que des métaux lourds.» Son équipe a aussi analysé les poissons et légumes cultivés en aval. «Nous y avons décelé des niveaux élevés de chromium 6, cadmium et cuivre [utilisés par l’industrie et très toxiques, ndlr]. Cela a entraîné une hausse des cancers et des insuffisances rénales. Les habitants de Bangalore ont maintenant une chance sur 5 000 de souffrir d’insuffisance rénale, soit 20 fois plus qu’il y a dix ans !»

Démographie

Cette mauvaise gestion des eaux usées n’est malheureusement pas unique en Inde, où on estime que les villes n’arrivent à traiter que 30 % de leurs rejets. Mais ce qui est particulièrement inquiétant à Bangalore, c’est que ses habitants ont un besoin vital de ces nappes phréatiques. Car à la différence des autres villes indiennes, la troisième plus grande métropole du pays ne compte pas de rivière pour s’alimenter en eau potable. Pour combler ce manque, les fondateurs de la ville ont creusé des centaines de lacs. Mais l’expansion démentielle de la ville a eu raison de ces réserves et Bangalore est ainsi en train de détruire les ressources qui pourraient la faire vivre.
Cette croissance frénétique débute dans les années 90 : Bangalore devient alors la Silicon Valley indienne, cœur de l’industrie des nouvelles technologies du pays. Les plus grandes sociétés informatiques s’y implantent, ce qui fait exploser sa démographie : la population triple en trente ans et continue aujourd’hui à croître de 400 000 personnes chaque année, la deuxième plus forte croissance après New Delhi. Les tours résidentielles et les routes dévorent progressivement les lacs, jusqu’à faire disparaître 80 % de ces précieux réservoirs.
Les nouvelles résidences commencent alors à pomper sauvagement dans les nappes phréatiques, les épuisant à grande vitesse. Dans l’est de Bangalore, il faut maintenant creuser à plus de 600 mètres de profondeur pour trouver cet or bleu. L’autre solution, bien plus coûteuse mais préférée par les autorités : faire venir l’eau du fleuve Cauvery, situé à plus de 100 kilomètres au sud-ouest de la ville. Cinq gigantesques tuyaux ont été construits depuis les années 70 et apportent aujourd’hui 1,4 milliard de litres par jour à Bangalore, alimentant plus de la moitié de la population de la ville. La construction d’un sixième vient d’être approuvée, pour un coût estimé de 560millions d’euros - il devrait augmenter le pompage de 50 % à partir de 2022. Le problème est que ce fleuve est une ressource disputée par un bassin de plusieurs dizaines de millions de personnes réparties sur quatre Etats de l’Inde méridionale.
A 150 kilomètres au sud de Bangalore, le millier d’habitants du village de Kurati Vasur aimerait bien bénéficier de cette eau du Cauvery. Ce hameau se situe à moins de 30 kilomètres du lit du fleuve, mais n’en reçoit pas une goutte et ses agriculteurs dépendent uniquement de la pluie pour arroser leurs champs de millet et de maïs. Or, depuis plus de deux ans, les précipitations irrégulières ont obligé la plupart des villageois à partir. «Nous ne pouvions plus rien faire pousser, nous allions mourir de faim, explique Jayamma, une agricultrice de ce village semi-désert, drapée dans un sari mauve. Donc nous sommes partis. Certains sont allés travailler à Bangalore, d’autres dans les champs de café ou les carrières des Etats voisins.» Les trois quarts des habitants ont migré il y a deux ans et les premiers sont revenus en janvier, après des pluies inespérées. «Si on nous fournissait de l’eau du fleuve Cavery, nous n’aurions plus à faire cela», résume simplement Jayamma.

Réservoirs

Un peu plus au nord de ce village, dans le district de Mandya, plus de 2 500 agriculteurs se sont suicidés entre 2013 et 2017 pour des raisons directement liées à ce manque d’eau. Ils ne pouvaient plus rembourser leurs emprunts. La Cour suprême, régulièrement appelée à la rescousse pour répartir le Cauvery entre les quatre Etats méridionaux, a augmenté en février la part attribuée à Bangalore, considérant que son alimentation en eau potable était prioritaire.
Dans la mégalopole indienne, beaucoup contestent toutefois l’obsession des autorités envers l’eau du fleuve et soutiennent que la priorité devrait être de récupérer celles des précipitations, abondantes ici : il y tombe environ 930 millimètres d’eau par an, soit 50 % de plus qu’à Paris. Cette politique débute timidement. «Depuis 2008, tous les nouveaux immeubles qui occupent plus de 110 mètres carrés de terrain doivent avoir un système de récupération des eaux de pluie, affirme le directeur du BWSSB, Tushar Girinath. Aujourd’hui, il y a 100 000 bâtiments qui ont installé ces systèmes, et 100 000 sont en infraction et paient des amendes.»
Depuis deux ans, les nouveaux bâtiments de plus de 20 étages doivent également avoir un système local de retraitement des eaux usées. Ces deux améliorations pourraient injecter dans le réseau, d’ici cinq à dix ans, l’équivalent du quart du volume nécessaire aux habitants, espère Tushar Girinath. Mais ce dernier refuse de croire, comme l’avancent certains scientifiques et militants, que Bangalore puisse devenir autosuffisante en eau.
C’est pourtant ce qu’a réussi le millier d’habitants de la Rainbow Colony, un complexe résidentiel de classe aisée de 270 maisons. Et ce, depuis sept ans. A cette époque, l’eau municipale n’était pas distribuée dans cette banlieue du sud-est de la ville et les résidents ne voulaient pas dépendre des camions-citernes. Ils ont donc creusé cinq grands puits de 12 mètres de profondeur qui récoltent directement les eaux de pluie ainsi que celles qui tombent sur les routes, grâce à des tuyaux construits dans les rigoles. Chaque maison a également l’obligation d’installer un système de récupération des eaux des toits, qui tombent dans des réservoirs. «Nous en avons plusieurs qui peuvent stocker jusqu’à 13 000 litres, montre l’un des résidents, Joe Kamicheril. Quand ils sont pleins, l’excédent est renvoyé dans les puits pour recharger la nappe phréatique, donc pas une goutte n’est perdue. Pour notre consommation, nous prenons l’eau de pluie, qui est comme distillée, et nous la mélangeons avec celle du puits, afin de lui rajouter des minéraux. Ensuite nous la filtrons et nous pouvons la boire.»
Ce système a permis de recharger rapidement la nappe phréatique, qui se trouve aujourd’hui à 45 mètres de profondeur, contre 350 mètres il y a sept ans. L’eau coûte maintenant sept fois moins cher aux résidents que celle apportée par citerne. Et à la différence du reste de la ville, les habitants de Rainbow Colony ne sont pas inquiets pour l’avenir, comme le témoigne K.P. Singh, l’initiateur du projet : «Si nous récupérons toute l’eau qui tombe sur les 34 hectares de notre terrain, nous en aurons deux fois plus que nécessaire. Nous avons donc de la marge. Et cela nous offre un vrai sentiment de paix.» 

Cet article est paru dans Libération le 28 mai dernier