vendredi 22 mai 2020

Contre le coronavirus, des innovations Made in India

Il y a environ deux semaines, quand le Covid-19 commence à menacer tous les Etats indiens, les médecins sonnent l’alarme : les hôpitaux n’ont pas assez de respirateurs artificiels pour faire face à la crise à venir. Le gouffre est même gigantesque : l’Inde en compterait environ 40 000 unités, l’essentiel déjà utilisé pour des patients en état critique, alors que le pays d’1,3 milliard d’habitants en aurait besoin de 4 à 20 fois plus pour les futurs malades du coronavirus, suivant l’ampleur de la contagion. Or il est très difficile d’en acheter autant en si peu de temps et, surtout, la majorité des respirateurs sont importés de pays qui en ont également besoin.
C’est à ce moment qu’une équipe d’ingénieurs du Kerala (sud), l’un des Etats les plus infectés, décide d’agir. Leur objectif : créer un respirateur ambulatoire automatique à masque, pour les transports de patients en ambulance ou ceux qui n’ont pas accès aux respirateurs avec tube. Il faut qu’il soit bon marché et que toutes les pièces soient disponibles en Inde. «Nous avons repris des plans publiés en 2010 par le Massachusetts Institute of Technology (MIT) et les avons simplifiés au maximum», explique Tom Thomas, directeur du projet au sein de la Kerala Start-up Mission, l’incubateur public de Cochin, qui a accueilli les cinq ingénieurs, âgés de 27 ans en moyenne. Le brainstorming commence alors que l’Inde est placée en confinement et une partie de l’équipe dort sur place. Le prototype du «Respiratory Apparatus» est fabriqué en une semaine : «Le moteur compliqué du MIT a été remplacé par celui qui active les essuie-glaces de voiture et que l’on peut trouver dans n’importe quel garage», poursuit Tom Thomas, qui estime que chaque unité devrait coûter 7 000 roupies (84 euros), soit bien moins cher que les Ambu Bag, des insufflateurs manuels, importés.

En grande demande

L’équipe ne compte pas faire de bénéfice sur leurs ventes et a déjà publié tous les plans en ligne. Les dix premières unités seront fabriquées lundi, avant d’être testées en hôpital et un millier pourraient être produits par semaine. Mais ce n’est pas encore le moment de se réjouir. «Nous sentons que nous avons une énorme responsabilité sur les épaules», explique ce chef de projet de 31 ans.
La relocalisation de la production de respirateurs a déjà commencé depuis un an et demi pour la petite société Agva Healthcare, fondée par un ingénieur et un chirurgien neurologue. «Selon l’OMS, 2 millions d’Indiens meurent chaque année à cause du manque de respirateurs, affirme Deepak Agrawal, docteur du All India Institute of Medical Sciences (AIIMS) de New Delhi. Et les hôpitaux n’en ont pas car ils sont inabordables.» Le duo a donc remplacé des pièces en métal par d’autres en plastique moulé, éliminé les instruments superflus et condensé le logiciel dans une tablette fonctionnant sur Android. Résultat : 70% des pièces sont indiennes et leur respirateur avec intubateur de 3 kg coûte 150 000 roupies (1 800 euros), soit dix fois moins que ceux importés par Philips ou General Electric. La société avait déjà vendu mille unités quand le coronavirus s’est abattu sur l’Inde, et leur machine est depuis en grande demande. Ils l’ont alors rapidement améliorée, ajoutant par exemple un générateur d’ions négatifs pour éliminer les bactéries, et ont reçu ces derniers jours une commande de 25 000 unités, dont 15 000 pour le gouvernement.

«C’est le moment d’agir»

Quelque 10 000 respirateurs vont être fabriqués dans une usine de la plus importante marque automobile indienne, Maruti-Suzuki. «Ils sont experts dans la construction de châssis de voiture, ils vont donc faire le châssis de notre respirateur, explique le Dr Agrawal. Et ils vont beaucoup nous aider à nous approvisionner en matières premières, ce qui est très compliqué aujourd’hui.» Agva espère pouvoir ainsi produire 10 000 respirateurs d’ici à la fin du mois et 20 000 autres en mai. L’objectif est d’en fabriquer 100 000 dans les six prochains mois, ce qui ferait d’Agva le plus grand producteur indien de respirateurs. «Nous n’avions pas anticipé une telle demande, mais c’est le moment d’agir. Et je me sens fier de pouvoir ainsi servir mon pays et mes concitoyens», conclut le docteur Agrawal.
Cependant, l’Inde a été infectée plus tard que l’Europe et la crise n’en est donc qu’à ses débuts. Le pays compte plus de 6 500 cas actifs et 229 morts du Covid-19. L’ampleur de la contagion est du reste sous-estimée car le nombre de tests rapporte à la population est 24 fois moins important qu’en France – une lacune que le gouvernement est en train de corriger en introduisant ces jours des tests rapides de grande ampleur. Le confinement total de trois semaines, qui devait se terminer le 14 avril, devrait quant à lui être prolongé. 

Article paru dans Libération du 10 avril

vendredi 15 mai 2020

Narendra Modi et la mise en scène du confinement

En ces temps incertains, le Premier ministre indien a voulu s'assurer qu'il garder le contrôle sur sa population par des artifices ingénieux.  


«Namaskar !» Nous sommes le 19 mars, l’Inde compte 200 cas confirmés de Covid-19 pour quatre décès, et Narendra Modi apparaît, solennel, sur tous les écrans de télévision du pays. Les mains jointes devant sa barbe blanche bien taillée, le Premier ministre est venu demander aux Indiens de respecter un «Janata curfew», comme il l’appelle : un confinement populaire et volontaire d’une seule journée, pour le dimanche suivant. Et surtout, le Premier ministre invite les Indiens à faire du bruit, à 5 heures de l’après-midi, pendant cinq minutes, depuis leurs balcons ou terrasses, en l’honneur des médecins et autres policiers restés au front.
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Et, le jour intimé, les Indiens s’exécutent : munis de casseroles ou de conques religieuses, des millions sortent sur leurs balcons pour faire résonner leur enthousiasme et obédience à l’unisson. Certains, zélés, dépassent même les instructions et descendent dans la rue, se rassemblent en groupes pour mener des mini-processions bruyantes. Ci-gît la précieuse distance sociale. Baissez le rideau.

Marketing et croyances ancestrales

Ainsi s’est déroulé l’acte I de la mise en scène du confinement, par Narendra Modi. Car le Premier ministre indien est un communicant hors pair, un professionnel de l’évènementiel politique à l’ère du numérique. Et après le son, il va offrir la lumière. Deux semaines après ce premier discours, alors que les Indiens, amateurs des grandes foules, ont déjà goûté à près de dix jours d’un cruel isolement, Narendra Modi annonce l’acte II du confinement : le 3 avril, la population est cette fois priée d’allumer des bougies, pendant neuf minutes, à 9 heures du soir. Encore une fois, la proposition semble sortie d’un manuel de marketing, facile à retenir grâce à ce chiffre qui se répète. Et pas n’importe quel chiffre : le 9 est l’un des plus propices pour les hindous et il est surexploité à cette occasion, car ce discours a été diffusé à 9 heures du matin, après neuf jours de confinement, et demande aux Indiens d’agir le 5 avril (5/4) !
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Le message a également une résonance culturelle, voire religieuse : l’illumination de bougies fait référence à la fête hindoue de Diwali, célébration des lumières qui a lieu en automne et dont l’objectif symbolique est de lutter contre l’arrivée des ténèbres de l’hiver. Narendra Modi convoque donc avec brio les croyances ancestrales des Indiens et la religiosité profonde de ce peuple. Cela permet déjà de mettre du baume au cœur à cette population si sociale, qui peut ainsi «se rassembler» à distance pendant quelques instants dans de mêmes gestes. Mais le Premier ministre est surtout un homme politique obsédé par le contrôle vertical de ses administrés et ainsi, au lieu de laisser se développer des gestes de solidarité naturelle comme en Italie ou en France, il vient dicter ces moments de spontanéité. Pour montrer qu’il reste aux commandes et se présenter, plus que jamais, comme le père bienveillant et omniscient du peuple indien.

Article paru dans Libération du 17 avril

vendredi 8 mai 2020

Les musulmans confinés avec leurs ennemis

Victimes fin février d'attaques perpétrées par des fondamentalistes hindous, des musulmans du nord-est de Delhi vivent reclus dans des logements dévastés.
Ils attendent la fin du confinement pour fuir. Une ONG leur vient en aide.

Le petit appartement de la famille Jahan porte encore les séquelles du saccage mené par les hindouistes, le 26 février. Le réfrigérateur gît en morceaux, les vêtements brûlés sont à terre et le petit coffre-fort reste maintenant ouvert en permanence, la porte défoncée. Or à cause du coronavirus, ces six résidents musulmans doivent vivre confinés dans cette scène de crime, entourés d’une communauté d’hindous qu’ils jugent complices. «Ils ont volé tous nos bijoux, ont tout cassé, déchiré les livres d’université de mon frère et jeté de l’acide sur notre gazinière, montre Ashina, l’une des filles de la famille. Comment voulez-vous que l’on vive en paix ici ?»
Dehors, cette ruelle numéro 14 du quartier populaire de Shiv Vihar, dans le nord-est de New Delhi, vit au rythme étonnamment calme du confinement. Quelques habitants sont adossés au mur, un masque sur le visage. Des adolescents ont quitté leurs maisons trop étroites pour passer leurs nerfs sur le Player Unknown Battleground, ou PUBG, un jeu de combat multijoueur sur mobile auquel la jeunesse indienne est accro. Mais il y a un peu plus d’un mois, c’est dans ces rues que se déroulaient ces scènes de guerre : le pays vivait déchiré par l’adoption, en décembre, de la loi sur la citoyenneté, qui facilite la naturalisation d’immigrés illégaux venant de pays voisins mais exclut les musulmans.
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A la mi-février, les manifestations pacifiques gagnent ce quartier, qui compte une très importante proportion de musulmans. C’est alors que des milliers d’hindouistes, encouragés par des dirigeants du parti nationaliste hindou au pouvoir, le BJP, y descendent avec rage, armés d’armes à feu, de barres de fer et de bâtons, pour «empêcher la propagation» de cette contestation populaire. Entre le 25 et 27 février, ils pillent, brûlent les commerces musulmans et sèment la terreur, sans que la police, débordée ou complice, ne puisse les arrêter. Des musulmans armés répliquent mais ne peuvent empêcher le massacre.

Poison de la défiance

La famille Jahan, qui a fui pendant quelques jours après l’attaque, a juste le temps de retrouver son appartement saccagé que le confinement débute, le 25 mars. Et les enferme, psychologiquement autant que physiquement. «Nous n’avons plus rien, donc nous dormons sur la terrasse. Mais nos voisins ont laissé entrer les assaillants par cette terrasse, donc nous n’arrivons plus à dormir, continue Gulshan, la belle-sœur d’Ashina. S’ils l’ont fait une fois, ils peuvent le refaire. La majorité des habitants du quartier sont hindous, et nous n’avons plus confiance en personne.» 
Avant ces attaques, qui auraient été menées par des hindouistes venant de l’extérieur, hindous et musulmans vivaient en paix, soutient la jeune femme. Mais aujourd’hui, le poison de la défiance a pénétré les esprits des riverains et empêche Gulshan d’aller faire la queue à la soupe populaire de quartier, organisée par le gouvernement régional. «Ils continuent à faire des remarques dans la rue et nous accusent de propager le virus. Je ne sais pas si je serai en sûreté dans ces longues files d’attente.»
Leurs voisins sont les seuls autres musulmans de la rue et leur modeste maison a également été mise à sac. Iltaf Khan, ouvrier au chômage technique, affirme manquer de tout, mais refuse d’aller à la distribution de nourriture. «Les autorités ne nous ont pas défendus quand nous avons été attaqués, donc je ne veux rien leur devoir», confie-t-il.
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«Comme des morts-vivants»

Leur survie dépend donc des dons alimentaires d’une association, Foundation for Poverty Alleviation (FPA), qui soutient 6200 familles du nord-est de New Delhi depuis le début du confinement. «Nous utilisons trois scooters où nous chargeons des paquets de farine, de riz et de lentilles et nous pouvons ainsi ravitailler trente familles par voyage», explique Zeeshan Ahmed, un entrepreneur devenu coordinateur bénévole. Méticuleux, Il nous montre un cahier où sont répertoriés les détails de chaque bénéficiaire. Ce jeune homme, masque jaune fluo trop grand sur la bouche, est conscient des risques de contagion que comporte cette mission, mais «ma priorité est que ces personnes ne meurent pas de faim, affirme-t-il. Même si je dois tomber malade en faisant cela.»
Iltaf Khan, lui, est sorti sur le pas de sa porte. Il porte un masque sur la bouche, mais se soucie peu du coronavirus. «Nous avons vécu l’enfer, lâche-t-il, la voix brouillée par un sanglot. Nous sommes comme des morts-vivants aujourd’hui. Donc le virus, oui, il est là. Mais ce n’est pas lui qui nous fait peur.»
La première chose que les deux familles musulmanes feront à la fin du confinement, c’est tenter de vendre leurs maisons pour partir loin de ce quartier. En attendant, ils restent confinés avec leurs ennemis intimes.


Article paru dans le Libération du 20 avril
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Pour venir en aide à ces victimes, vous pouvez soutenir le travail du collectif Umeed et de la Foundation for Poverty Alleviation, ici