Dans la nuit du 2 au 3 décembre
1984, des tonnes de gaz s'échappèrent d'une usine de pesticides de
Bhopal, dans le centre de l'Inde. Aujourd'hui, ce poison réapparait
dans l'eau d'une partie de la ville et intoxique une nouvelle
génération. Selon Amnesty International, plus de 22 000 personnes
sont déjà mortes depuis trente ans, et 500 000 autres handicapées.
Rehana Bee, victime du gaz à 16 ans. |
Rehana Bee s'assit tranquillement, le
visage grave, sur la natte de sa petite maison composée d'une unique
petite pièce. Un néon blanc l'éclaire et tire ses traits. Elle est
âgée de 46 ans, mais c'est l'adolescente de 16 ans qui parle. «
Nous dormions, les voisins ont tapé à la porte... Quand j'ai
ouvert, le nuage blanc passait dans la rue. C'était trop tard. J'ai
dit à mes frères de partir, et moi je suis restée avec mes
parents. J'ai toussé, vomi toute la nuit. Mes yeux et mon ventre
brûlaient, comme si on y avait mis le feu », raconte-t-elle,
dans un sanglot. Dans les 24h qui ont suivi cette nuit du 2 décembre
1984, la jeune Rehana vit son père, sa mère enceinte et son frère
de trois ans s'éteindre devant ses yeux, victimes du gaz qui venait
de s'échapper de l'usine d'Union Carbide, située à 300 mètres de
leur bidonville de JP Nagar, à Bhopal.
"Mon corps est mort"
Mais si Rehana a les yeux humides en ce
début d'après midi, ce n'est pas seulement à cause de ce souvenir
douloureux. Cette musulmane, les cheveux recouverts d'un voile vert,
abaisse la tête, atristée, vers son fils Javed. Ce garçon de 24
ans est allongé sur un matelas. Ses yeux globuleux fixent le vide,
ses muscles sont atrophiés et sa bouche pateuse demeure
grande-ouverte, à la recherche d'air : « Cela fait huit
ans que les médecins me donnent des dizaines de médicaments par
jour, lance-t-il, énervé, dans un filet de voix. Ils pensaient que
j'avais la tuberculose, mais ce n'est pas le cas. L'eau m'abime la
bouche, les reins et les poumons. Mon corps est mort ».
Une semaine après cet entretien, Javed
est décédé. Ses poumons ne fonctionnaient plus, ses reins étaient
mangés par l'excès de médicaments. Selon les associations de
victimes, son corps, déjà affaibli par l'héritage génétique de
sa mère contaminée, a été intoxiqué par l'eau polluée de son
quartier.
Rechanta et son fils Javed, âgé de 24 ans. Ce dernier est décédé une semaine après la prise de cette photo. Certainement à cause de l'eau polluée |
A Bhopal, tel est le destin de la
deuxième génération de victimes de l'accident industriel le plus
meurtrier du monde. Aucune étude gouvernementale n'a prouvé le lien
direct entre la consommation de l'eau courante et la décès des
enfants de la ville, mais celles menées par différents
scientifiques ont démontré que des niveaux toxiques de pesticides
et de métaux lourds se trouvent dans l'eau de certains
quartiers situés autour de l'ancienne fabrique de l'insecticide
Sevin. La dernière en date, dirigée en 2009 par le réputé Centrefor Science and Environnement de New Delhi, a trouvé un taux
24 fois trop élevé de mercure dans l'eau sortie d'une pompe
localisée à 3 km du site. 50 000 habitants seraient concernés,
selon le groupe de Bhopal pour l'information et l'action.
Le rôle prédominant de l'eau contaminée
Les murs du site de l'usine désaffectée sont troués en plusieurs endroits. Les enfants y entrent pour jouer au cricket, sans penser au danger qu'ils encourent. |
La principale source de cette
contamination se trouve à 400 mètres au nord de l'usine : un
étang aux allures bucoliques recouvre les déchets toxiques déversés
entre 1977 et 1984 par l'usine de pesticides. Après l'accident et
avant de rendre le terrain au gouvernement régional en 1994, la
compagnie américaine a dépensé 2 millions de dollars pour poser
une bâche de plastique sous cette terre, et éviter la pollution des
sols. Mais cette mesure ne semble pas avoir suffi. Et même si cela
était le cas, l'intoxication se fait aujourd'hui par un autre
biais : des habitants, ignorants ou trop pauvres pour s'en
préoccuper, viennent pêcher dans cet étang plein de mercure. Les
buffles, dont on tire le lait, gambadent et broutent l'herbe de ce
grand marais.
Le gouvernement régional du Madhya
Pradesh a toujours nié l'existence de cette contamination, et malgré
de nombreuses tentatives, ses responsables ont refusé de répondre à
nos questions.
La Cour suprême a reconnu ce risque
dès 2005 et forcé ces autorités à fournir de l'eau non polluée à
ces habitants. Les premières maisons l'ont finalement reçue en août
dernier.
Le nettoyage du site, quant à lui,
demandera beaucoup plus de temps : des dizaines de milliers de
tonnes de terre contaminée doivent être traitées, ce qui implique
un processus cher et compliqué, qui ne peut être réalisé en
Inde. En attendant, le poison continue à se propager dans les
sous-sols de Bhopal.
La justice peine à punir les
coupables
Il aura fallu attendre 26 ans pour que
les premières responsables de la plus grande catastrophe
industrielle mondiale soient condamnés.
En 2010, une cour indienne a
reconnu sept cadres de la branche indienne d'Union Carbide coupables
de négligence criminelle. Sentence : deux ans de prison, qu'ils
n'ont pas entamés car ils ont fait appel. Union Carbide (UC) a déjà
versé 470 millions de dollars en 1989 pour indemniser les victimes -
la plupart des survivants recevant environ 400 euros- mais les
associations réclament davantage face aux nouveaux handicaps.
En
tout, quatre procès sont en cours, en Inde et aux Etats-Unis, contre
UC et le géant américain de la chimie, Dow Chemicals, qui a racheté
le premier en 2001. Le principal inculpé et l'ancien patron d'UC,
Warren Anderson, est décédé en septembre 2014 aux Etats-Unis, à
l'âge de 92 ans. Il ne s'est jamais présenté devant la justice
indienne.
Article paru sur le site de RFI.
Pour aller plus loin, je vous recommande grandement mon Documentaire audio sur le sujet.
L'ancien laboratoire de contrôle de l'usine tombe en morceau. Partout, sur le sol, des flacons à moitié remplis d'un liquide douteux. |
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