lundi 26 septembre 2016

Rafale en Inde : neuf ans de combat

©Armée de l'air

Quand le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a apposé sa signature sur le contrat de vente des 36 Rafale vendredi midi (23 septembre) à New Delhi, il a conclu un feuilleton commercialo-militaire de plus de neuf ans. Une saga qui a longtemps laissé croire à Dassault Aviation qu’il remporterait le «contrat du siècle», avant que celui-ci ne soit annulé et la commande divisée par 3,5.
En 2007, l’armée de l’air indienne lance l’appel d’offres initial pour l’achat de 126 avions de chasse «multirôle», chasseurs-bombardiers capables d’effectuer plusieurs types de missions, depuis l’interception en vol jusqu’à l’attaque au sol. Le Rafale est définitivement choisi en 2012 face à ses cinq autres concurrents et Dassault entame alors des «négociations exclusives» pour déployer un important aspect de ce contrat : les transferts de technologie. New Delhi veut en effet que 18 avions soient livrés en étant «prêts à voler» et que les 108 autres soient fabriqués à Bangalore, sous licence française, par l’entreprise publique Hindustan Aeronautics Limited (HAL). Il faut alors créer toute une chaîne d’approvisionnement sur place. Un défi qui se transforme en enfer logistique pour un engin aussi sophistiqué.
Les deux parties n’arrivent plus à s’entendre sur les dispositions et Narendra Modi, le Premier ministre indien fraîchement élu, décide en avril 2015 de révoquer cet accord pour commander à la place 36 avions «sur étagère»,construits en France. Une formule plus simple et rapide, même si elle va à l’encontre de la politique du make in India promue par le chef du gouvernement pour développer l’industrie du pays.
L’Inde paiera «environ 8 milliards d’euros» pour ces 36 chasseurs, dont les premiers doivent être livrés en 2019, explique Jean-Yves Le Drian. C’est nettement moins que les 15 à 20 milliards d’euros espérés par Dassault pour la vente de 126 appareils, mais cela demeure «le plus gros contrat passé par l’aéronautique militaire française», rappelle aussi le ministre. C’est également la plus importante commande de Rafale par unpays étranger, après l’achat de 24 chasseurs par l’Egypte et le Qatar l’année dernière. Le ministre de la Défense se réjouit du «saut qualitatif » qui est réalisé dans les relations franco-indiennes grâce à l’«interopérabilité réelle» entre les deux armées, qui partageront le même chasseur. «On s’engage sur cinquante ans», a-t-il conclu.

«Des milliers d’emplois créés»

Après tant d’attente, la signature de vendredi représente une bouffée d’air pour Dassault Aviation, qui engrange 60 % de la valeur du contrat. Les équipementiers Thales et Safran se partagent le reste. La production des Rafale, entièrement réalisée en France, fait travailler 7 000 personnes de manière directe ou indirecte. Il faut deux ans pour fabriquer un appareil, et aujourd’hui seulement onze unités sortent chaque année des usines. L’armée française était encore récemment le seul acheteur du Rafale. Les trois commandes fermes de ces 84 appareils en dix-huit mois pourraient forcer l’avionneur à ouvrir une deuxième ligne d’assemblage et devraient se traduire par un «doublement de la cadence des salariés» et la création de «quelques milliers d’emplois», notamment qualifiés (ingénieurs, techniciens, compagnons), estimait le PDG de Dassault Aviation, Eric Trappier, en mai 2015.

Une flotte indienne vieillissante

Cette signature à New Delhi représente également un énorme soulagement pour l’armée de l’air indienne, dont la flotte est vieillissante et plus assez garnie pour faire face aux menaces potentielles de ses voisins régionaux, la Chine et le Pakistan. L’Indian Air Force compterait aujourd’hui 33 escadrilles de 18 avions chacune (594 appareils), principalement composées de chasseurs russes (460 Sukhoï et Mig) ainsi que de 51 Mirage.
Non seulement cela est inférieur au minimum nécessaire de 42 escadrilles estimé par l’état-major pour assurer la défense aérienne du pays, mais ces avions sont en fin de vie. Les Sukhoï sont célèbres pour leurs accidents et leurs sorties de pistes et les Mirage sont en train d’être modifiés pour allonger leur espérance de vie.«L’armée indienne cherche depuis longtemps à moderniser sa flotte et ne possède pas d’avion qui a les caractéristiques technologiques du Rafale, confirme l’ex-amiral Uday Bhaskar, directeur du think tank Society for Policy StudiesSon introduction [dans la flotte] est donc vraiment la bienvenue.»
L’accord donné mercredi lors du conseil de sécurité gouvernemental, arrive à un moment significatif pour l’Inde. La semaine dernière, une vingtaine de combattants pakistanais a traversé la frontière du Cachemire et quatre d’entre eux ont réussi à pénétrer dans une base militaire indienne, à Uri, où ils ont tué 18 soldats. New Delhi cherche depuis à répondre à ces agressions, et même si l’action militaire est périlleuse entre deux pays qui détiennent l’arme nucléaire, l’armée évoque la possibilité d’utiliser des avions de chasse pour bombarder des camps de groupes terroristes pakistanais. Le fighter jet français pourrait alors s’avérer utile. «Le Rafale serait un chasseur capable d’assurer la domination dans les airs, explique l’ancien brigadier Rumel Dahiya, directeur adjoint de l’Institut d’études et d’analyses militaires (IDSA) de la capitale indienne. Il aurait ce qu’il faut pour protéger l’armée contre les autres menaces aériennes de longue distance. Et garder le ciel dégagé pour pouvoir s’engager sur le terrain ennemi.»
Ce chasseur multirôle de quatrième génération, «amélioré», est en effet un engin de pointe, capable de remplacer les autres types d’appareil (intercepteur, bombardier, attaquant au sol ou en mer), de porter trois fois son poids et de voler plus loin et plus longtemps que beaucoup d’autres. Une telle polyvalence n’est pas utile à toutes les armées, ce qui représente l’une des contraintes pour le vendre. L’autre est que le Rafale est bien plus cher que certains appareils de la même classe - jusqu’à deux fois plus onéreux que le Sukhoï 35 russe, qui est pourtant plus rapide en vitesse de pointe et peut porter deux fois plus de charge.
Certains en Inde, comme le chercheur Bharat Karnad, critiquent cette acquisition«coûteuse qui ne laissera plus d’argent à l’armée de l’air indienne pour réaliser d’autres achats significatifs pendant la prochaine décennie». Cet expert du Centre pour la recherche politique est un fervent défenseur d’une localisation de la production d’armement. L’Inde, malgré son important rôle régional et sa nécessité de se défendre de ses voisins chinois et pakistanais, a une industrie militaire embryonnaire. Le pays a de ce fait été le premier importateur mondial d’armement ces dix dernières années, avec une facture de 30,7 milliards de dollars (27,3 millions d’euros) entre 2006 et 2015, soit deux fois plus que la Chine, ce qui représente 11 % des achats globaux, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm.
Le Pakistan, qui a dépensé un tiers de cette somme, a justement dénoncé mercredi, devant l’Assemblée générale de l’ONU, cette course à l’armement «sans précédent» de son voisin. Signe d’un changement progressif, les premiers chasseurs indiens légers, appelés Tejas et en cours de développement par l’entreprise publique HAL depuis trente ans, sont sur le point d’intégrer l’armée de l’air.

«Prestation compensatoire»

L’objectif affiché du gouvernement indien est de devenir autonome dans la production d’armement. Et Dassault pourrait, ironiquement, l’y aider. Le contrat d’achat des 36 Rafale comprend en effet une clause de «prestation compensatoire» qui oblige les fournisseurs français à reverser une partie de la valeur du contrat dans l’industrie indienne, pour lui permettre de se développer. Dans ce cas précis, selon nos sources, cette part devrait s’élever à 50 % de la valeur, soit environ 4 milliards d’euros.
«Le but de cette clause est de créer une interdépendance entre les deux pays,explique Rumel Dahiya. La production de pneus pour un avion commun comme le Rafale peut, par exemple, être réalisée en Inde, ce qui reviendra moins cher que de les fabriquer en France. Vous perdez des emplois dans la production de pneus, mais vous créez d’autres emplois car vous fabriquez des avions pour l’Inde. Cela est donc favorable pour les deux parties.»
Mais parfois, le contrat ne précise pas aussi clairement comment doit être réinvesti cet argent et «les compagnies finissent par acheter du ciment ou de la teinture qu’ils auraient de toute façon commandés», prévient-il. Cela n’aiderait alors pas l’industrie d’armement ni l’économie indienne de manière significative. Les détails sur cet investissement des équipementiers français sont encore bien secrets et il faudra fouiller dans le millier de pages de ce contrat tant attendu pour connaître les vrais bénéfices que l’économie indienne, dans son ensemble, pourra en retirer

Article publié dans Libération, le 24 septembre

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