vendredi 27 mai 2016

Les chrétiens sont priés de faire silence

Les camions fusent sur la route nationale qui relie Indore à Bombay, traversant cette vaste plaine semi-déserte du centre de l’Inde. Des chameaux suivent d’un pas nonchalant les bords de la voie goudronnée, conduits par de frêles bergers enturbannés. Ouvert sur ce paysage désolé, un restaurant sans nom accueille quatre hommes silencieux aux regards inquiets. C’est la première fois qu’ils sortent volontairement de leur village de Dahar depuis le 14 janvier. Ce jour-là, ils sont réunis avec huit autres personnes pour «prier Jésus» quand une centaine de militants hindouistes font irruption, accompagnés de policiers. «Ils nous ont insultés, ont essayé de nous frapper et même tenté de mettre le feu à la moto qui était garée à l’extérieur», se souvient Padam Bhargawa.

L'un des habitants tribaux qui a rejoint la communauté chrétienne.
Et a été arrêté pour conversion. ©S.F.

Ces assaillants accusent les villageois, parmi lesquels un couple d’aveugles, de réaliser des conversions illégales au christianisme. Les agents arrêtent les douze adultes pour avoir semé la «discorde entre groupes religieux», et surtout pour «avoir mené des conversions en proposant des pots-de-vin ou par la force», un crime puni de dix ans de prison par la loi de l’Etat du Madhya Pradesh sur la liberté de religion. Selon ce texte, adopté en 1968 et renforcé en 2013, toute personne voulant changer de religion doit d’abord, sous peine d’amende, demander l’autorisation aux autorités, qui mènent une enquête sur ses motivations.
Cet Etat, dirigé depuis 2003 par les nationalistes hindous du Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du peuple indien), a connu le plus grand nombre de cas de violences contre les chrétiens en 2015, selon le Catholic Secular Forum (CSF) : 29 incidents contre 23 en 2015. Dans le pays, huit personnes seraient mortes l’année dernière et 350 auraient été attaquées pour cette foi, selon l’association chrétienne américaine Open Doors, qui vient de placer l’Inde au 17e rang des Etats les plus dangereux pour les chrétiens, derrière, notamment, l’Arabie Saoudite et l’Ouzbékistan. Une montée de quatre places qui serait due à la conquête par le BJP, en mai 2014 et pour la première fois depuis l’indépendance, de la majorité absolue à la Chambre basse. «Il y a eu une augmentation constante des agressions contre les chrétiens, confirme Joseph Dias, secrétaire général du CSF. Il semble que les militants hindouistes ont obtenu une licence pour viser librement les minorités.»
Eglise évangélique de Philadelphie
Les quatre croyants de Dahar ressentent cette oppression. Après leur arrestation, ils ont été envoyés en prison pendant six jours, puis relâchés sous caution. Le conseil de village leur a ensuite interdit de sortir de la localité et leur a infligé une amende de 5 000 roupies (65 euros), soit environ un mois de salaire, pour avoir «troublé l’harmonie de la commune». Ils se sont donc échappés à l’aube jusqu’à ce petit dhaba de bord de route, à 70 km de chez eux, pour raconter leur histoire. Celle de villageois tribaux pauvres et marginalisés qui ont trouvé une lueur d’espoir dans la petite communauté de l’Eglise évangélique de Philadelphie. «J’étais alcoolique, je battais ma femme et perdais tout mon argent au jeu, se souvient Sankar Chouhan, 40 ans. Il y a quelques années, une sœur m’a recueilli, j’ai commencé à prier avec eux et j’ai ressenti de la paix en moi. Maintenant, je traite mieux ma femme et peux économiser de l’argent.» Tous ces villageois démentent cependant s’être administrativement convertis au christianisme, ce qui nécessite une autorisation, et encore plus de forcer d’autres à le faire. «J’ai à peine assez d’argent pour vivre, avance le pasteur Anar Jamre. Comment pourrais-je payer des personnes pour changer de religion ?» Cette accusation ne tient qu’à cause de l’influence des groupes militants et des partis hindouistes, affirme-t-il : «Quand nous protestons auprès de la police, les agents nous disent qu’ils ne peuvent rien faire, car ils subissent des pressions politiques depuis Bhopal [siège du gouvernement régional, ndlr] ou New Delhi.»
Le christianisme est ancien en Inde. Saint Thomas aurait créé les premières communautés, au Kerala, au Ier siècle. Mais depuis, les missionnaires n’ont pu vraiment imposer leur présence, en dehors de ces côtes de l’Ouest et des confins du Nord-Est. Au mieux, l’icône de Jésus s’est parfois ajoutée sur l’autel des milliers de dieux hindous. Selon le recensement national de 2011, 2,3 % des Indiens sont chrétiens - la troisième religion du pays après l’hindouisme et l’islam.
Les différentes organisations hindouistes qui opèrent sous la férule de l’énorme RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh, organisation nationale de volontaires d’environ 5 millions de membres), le parent culturel du BJP, affirment cependant que le nombre de chrétiens ne cesse d’augmenter du fait de conversions, et que cela représente un danger pour la sécurité nationale. «L’hindouisme constitue le socle de notre unité nationale,explique Sachin Baghel, responsable provincial au Madhya Pradesh du Bajrang Dal, l’une des franges hindouistes les plus militantes. Donc quand une personne se convertit à une autre religion, c’est comme s’il changeait de nationalité, car il va suivre d’autres intérêts : un catholique sera fidèle au pape et un musulman se rapprochera du Pakistan.»
Les différentes institutions chrétiennes, depuis les nombreuses écoles de qualité jusqu’aux missions humanitaires, sont perçues par les nationalistes - et pas seulement les religieux - comme des moyens d’influencer les Indiens . «Au Kerala, l’Eglise catholique refusait d’enterrer les chrétiens qui rejoignaient le Parti communiste, écrit Rakesh Krishnan Simha, journaliste spécialisé dans les affaires stratégiques pour le site Indiafacts. Cela peut être traumatisant pour les membres de la famille, qui seront alors considérés comme des parias.»
Centrale nucléaire
Le soutien de membres de clergés chrétiens aux populations tribales et indépendantistes du Nagaland (Nord-Est), qui ont engagé depuis un demi-siècle une lutte armée contre New Delhi, ainsi que le soutien des représentants du Vatican aux manifestations de pêcheurs contre le lancement d’une centrale nucléaire au Tamil Nadu (Sud-Est) sont autant d’arguments qui montreraient que les chrétiens cherchent à diviser le pays.
Ce dernier cas a cristallisé les craintes d’une implication politique du clergé catholique : à partir de 2011, les manifestations et les grèves de la faim des pêcheurs - de foi catholique - étaient guidées par plusieurs membres de cette Eglise, dont l’évêque de Tuticorin. Deux ONG dirigées par ce dernier ont reçu plus de 8 millions d’euros pendant les cinq années précédentes, selon le relevé du ministère de l’Intérieur, et leurs comptes restent très obscurs quant à leur utilisation. Or, la centrale en question est de fabrication russe, en compétition directe avec les projets d’Areva et des entreprises américaines. L’intérêt de ces puissances était qu’elle n’ouvre pas - il semble que celui du clergé catholique aussi, même s’il affirme que cela était avant tout pour protéger les pêcheurs. Les autorités locales ont gelé en 2012 les comptes de ces deux ONG et le Premier ministre de l’époque, Manmohan Singh (Parti du Congrès, centre gauche, opposé au BJP), avait ouvertement accusé les Etats-Unis d’être derrière ces agitations.

Cet article a été publié dans Libération le 19 avril 2016

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