vendredi 20 mai 2016

Au Bangladesh, des ouvriers à meilleure enseigne

Trois ans après l'effondrement de l'immeuble de confection textile du Rana Plaza, l'organisme de l'"Accord" tente d'imposer des règles de sécurité plus strictes pour éviter un nouveau drame.  
Les ouvriers de l'usine Williams Denim prennent leur pause déjeuner.
Comme dans toute l'industrie, la majorité sont des femmes.  ©S.F
Shafiul Muzuabin avance d’un pas nerveux entre les lignes des machines à coudre bourdonnantes de son usine. Le directeur de Williams Denim, une entreprise de confection de vêtements de Savar, dans les environs de Dacca, doit recevoir ce lundi le rapport d’inspection de l’équipe d’ingénieurs de l’Accord, le nouvel organisme de contrôle de la sécurité dans le secteur. Ces derniers sont partis il y a quelques mois avec des blocs de murs du bâtiment afin d’analyser leur composition et leur capacité de résistance au poids des machines, des tissus et des plus de deux cents ouvriers qui y travaillent. «S’ils nous disent que les structures ne sont pas assez résistantes, nous n’aurons pas le choix : nous devrons déménager, confie, anxieux, ce jeune patron. Nous ne pouvons pas faire autrement : si nous ne respectons pas les recommandations de l’Accord, ils peuvent nous mettre sur la liste noire. Et cela nous ferait perdre énormément d’argent.»
Les craintes de Shafiul Muzuabin sont partagées par des centaines d’autres entrepreneurs de la confection textile du Bangladesh, qui ont dû récemment s’adapter à de nouvelles normes de sécurité. Et cette fois, il y a peu d’échappatoires. C’est le contrecoup, positif, de la tragédie du Rana Plaza.
Il y a trois ans, le 24 avril 2013, l’immeuble de confection de huit étages du Rana Plaza s’effondre en cédant à une faille dans une colonne : 1 127 ouvriers meurent. Le monde entier réalise avec quelle négligence le secteur a grandi au Bangladesh. La mobilisation syndicale et citoyenne force alors les marques à réagir. En mai, 190 enseignes, principalement européennes, comme Auchan, Carrefour, Zara et H&M acceptent de signer un accord contraignant qui met en place, pendant cinq ans, un contrôle indépendant des usines qu’elles engagent dans le pays, supervisé par les syndicats et le Bureau international du travail. Elles ne peuvent pas sortir du système, doivent participer au financement des rénovations et cesser toutes affaires avec une usine qui refuse de mener les réparations recommandées par la centaine d’ingénieurs déployés sur le terrain. Et le plus fort : ce sont ces marques qui paient, au prorata de leur activité sur place, les 44 millions d’euros du budget de ce qui a été nommé «l’Accord».

Bâti anarchique

En deux ans et demi de travail effectif, et alors que 220 marques l’ont maintenant rejoint, cet organisme a inspecté plus de 1 700 usines du secteur de la confection. Le constat initial fut terrible : cette industrie, qui engrange 27,6 milliards d’euros de revenus par an, emploie 4,2 millions de personnes, représente 80 % des exportations du Bangladesh et constitue le deuxième atelier textile de la planète, a été bâtie de manière anarchique.
«Aucun bâtiment ou presque n’a été construit selon les plans d’architecte initiaux, explique Rob Wayss, directeur de l’Accord. Par exemple, au lieu d’utiliser des pierres pour mélanger le béton, ils ont utilisé des briques cassées, ce qui est moins résistant. Beaucoup ont ajouté un, deux ou trois étages sans renforcer la base. Dans un grand nombre d’usines, on empilait de très lourds rouleaux de tissu du sol au plafond sur tout l’étage, sans penser à la charge que cela faisait peser sur le bâtiment.» Tous ces problèmes ont été identifiés a posteriori dans l’immeuble du Rana Plaza, depuis l’utilisation de matériaux hors norme jusqu’aux surcharges créées par les générateurs d’électricité sur le toit, en passant par les quatre étages supplémentaires rajoutés illégalement.
Aujourd’hui, l’Accord accompagne donc ces usines autant qu’il les contrôle. Ses ingénieurs font par exemple tracer des lignes jaunes sur le sol et le plafond pour indiquer aux chefs d’atelier les volumes maximums de tissus qu’ils peuvent entreposer et mieux les répartir.
Dans la fabrique Williams Denim, ils ont poussé Shafiul Muzuabin à élever un muret afin d’isoler le générateur d’électricité et le transformateur, et ont révisé son installation électrique - le tout pour prévenir les risques d’incendie. Ce fournisseur de marques danoises, allemandes et polonaises a dû débourser 2 800 euros pour cela. Et devrait encore installer deux portes coupe-feu, mais leur prix (3 400 euros la paire) est un sérieux frein. Et malgré leurs engagements, les clients de Muzuabin refusent de participer aux rénovations, affirmant qu’ils n’ont pas les moyens.
Rob Wayss estime que 60 % des travaux recommandés depuis plus de deux ans ont été réalisés, ce qui est «bien trop lent, mais devrait permettre d’ici à l’année prochaine d’atteindre un niveau basique de sécurité». Les avantages sont déjà notables, avance la militante en faveur des droits des travailleurs Kalpona Akter : avant la mise en place de l’Accord, « on dénombrait 200 morts dans les usines chaque année. Maintenant, ce chiffre est tombé à 10».
Les risques demeurent cependant. Des incendies se sont déclarés en février dans deux grandes usines, dont l’une, Matrix Sweaters, où travaillent 6 000 ouvriers et qui fournit des groupes comme H&M et C&A. Preuve que les ressources peuvent être trouvées en cas de besoin, après le désastre, l’Accord a menacé de pénaliser l’entreprise, qui n’avait réalisé que 30 % des rénovations qu’il avait recommandées ; six semaines plus tard, 80 % des travaux étaient effectués.

«Que ferons-nous s’il y a un feu ?»

Cependant, cette pression n’est que partielle : moins de la moitié des 4 000 manufactures de confection du pays sont couvertes par l’Accord. Parmi le reste, environ 300 sont seulement inspectées par un autre organisme, appelé Alliance, mis en place par les marques américaines et qui n’est ni transparent ni contraignant.
Enfin, dans 1 600 usines, les travailleurs doivent encore se battre pour assurer un minimum de sécurité et ne bénéficient que d’une inspection gouvernementale sous-équipée et peu efficace. «Dernièrement, nous avons fait pression sur le patron et il a acheté de nouveaux extincteurs,témoigne Ruma, opératrice dans l’une de ces usines. Mais il n’y a toujours pas d’alarme incendie, et parfois, des piles de tissus sont rangées dans les escaliers. Une seule personne peut passer à la fois. Que ferons-nous s’il y a un feu ?» Le mécanisme d’inspection de l’Accord termine son mandat en mai 2018, et personne ne sait encore qui reprendra cette mission essentielle à la vie des 4,2 millions d’ouvriers bangladais du textile.

Article publié dans Libération le 22 avril 2016

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