lundi 10 août 2020

Un an après la perte de son autonomie, le Cachemire forcé à souffrir en silence

La scène ne dure que quelques secondes. Nous sommes le 30 juillet 2019 et Saifuddin Soz, l’un des dirigeants du parti du Congrès au Cachemire et ancien ministre fédéral, passe la tête au-dessus du mur d’enceinte de sa maison de Srinagar, la capitale régionale. L’air hagard, il lance aux quelques journalistes situés de l’autre côté : «Je n’ai pas le droit de sortir de ma maison, je ne peux pas rendre visite à ma fille, je suis prisonnier…» Il n’a pas le temps de finir sa phrase qu’un garde surgit et l’attrape violemment, avec l’aide d’un militaire. Puis des cris : «Laissez-moi tranquille, ne me touchez pas !», s'exclame l'homme politique de 82 ans.

Cette scène illustre la répression de l’opposition en cours depuis un an dans la seule région à majorité musulmane de l’Inde. Le 5 août 2019, le gouvernement fédéral annonce l’abrogation unilatérale et par décret présidentiel de l’autonomie de la région du Jammu-et-Cachemire (J&K), sans prévenir ni consulter les élus locaux ou les habitants, mettant fin à un statut constitutionnel qui durait depuis un demi-siècle. Cela entraîne la dissolution de l’Etat du J&K, remplacé par un Territoire de l’Union, administré par New Delhi à travers un gouverneur qu’il nomme, et appuyé par une assemblée élue aux pouvoirs limités.

Des milliers d'arrestations

Pour prévenir toute réaction violente dans cette région secouée depuis trente ans par une rébellion indépendantiste armée, New Delhi impose du jour au lendemain des restrictions extrêmement sévères : toutes les lignes téléphoniques sont coupées pendant vingt jours, les communications mobiles pendant deux mois et demi et des milliers de militants et dirigeants politiques appartenant à tous les partis d’opposition, sont arrêtées de manière «préventive» – 8 000 de manière formelle, selon nos sources. Leur opposition, présumée ou confirmée, à la révocation de ce statut pouvait en effet, selon New Delhi, constituer des troubles à l’ordre public.

Infographie : carte du Cachemire indien

Un an après, ce statut d’exception perdure dans cette vallée du Cachemire. «Plus de 1 000 personnes sont encore officiellement détenues», affirme Khurram Parvez, coordinateur de la Coalition de la société civile du Jammu et Cachemire (JKCCS). Parmi ces personnes, on trouve Mehbooba Mufti, la cheffe du gouvernement sortant, qui dirigeait jusqu’en juin 2018 la coalition avec le parti nationaliste hindou du BJP (Bharatiya Janta Party, au pouvoir à New Delhi). Elle est arrêtée sous le coup de la loi de «sécurité publique», qui permet une détention administrative et sans l’approbation d’un juge, pendant deux ans maximum, des personnes qui «peuvent agir contre la sécurité de l’Etat».

Démocratie paralysée

En plus de ces arrestations officielles, on en compte des dizaines d’autres non enregistrées, comme celle de l’ancien ministre fédéral Saifuddin Soz, dont le seul tort serait d’être en désaccord avec l’abrogation de l’autonomie de sa région. «Le gouvernement n’arrête plus ceux qui s’opposent à l’Inde [les indépendantistes, ndlr] mais les opposants au BJP et à son projet idéologique. Cela viole leur droit à avoir une opinion, et c’est donc illégal», soutient Khurram Parvez. Cette répression a décapité toute l’élite politique locale qui était en faveur du dialogue avec New Delhi, empêchant ainsi l’élection d’une nouvelle assemblée représentative. «En temps normal, un habitant peut avoir recours à son député quand il estime souffrir d’une injustice, explique Ajai Sahni, directeur de l'Institut de gestion des conflits (Institute for conflict management), à New Delhi. Maintenant, ce processus démocratique n’existe plus. Il ne reste que deux options aux Cachemiriens : se taire ou prendre les armes.»

Le gouvernement affirme avoir abrogé l’autonomie du Cachemire pour écarter les dynasties politiques corrompues et apporter aux habitants «la paix et le développement vécu dans le reste de l’Inde». Selon l’armée, les affrontements avec les militants ont baissé depuis six mois – ce qui suit une tendance observée auparavant – mais les habitants, eux, souffrent toujours des restrictions : la lenteur de l’internet, récemment rétabli en 3G seulement, empêche les jeunes d’étudier normalement et les commerces de prospérer, par exemple. «Si c’était pour notre bien, pourquoi ils ne nous ont pas demandé notre avis ? Si c’était pour le développement, pourquoi devoir réprimer toute opposition ? enrage Mariyeh Mushtaq, une jeune chercheuse de Srinagar. Le gouvernement est juste en train d’essayer de soumettre le peuple du Cachemire par la force.»


Article paru dans le Libération du 6 août 2020

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