Elles arrivent par petits groupes colorés, leurs tuniques et voiles composant une palette de violet, jaune, ocre et bleu. Mais leurs histoires, elles, semblent monochromes. Elles racontent le destin commun de huit femmes jeunes, pauvres et peu éduquées, forcées à se stériliser par manque d’informations sur d’autres méthodes de contraception.
Mamgita a 30 ans et n’a jamais pris de contraceptif. Cette jolie femme d’Abdulpur, village de 5 000 âmes situé à 150 kilomètres à l’est de New Delhi, appartient comme les autres à la caste des intouchables. Elle a déjà entendu parler«On m’a dit que les Copper-T font beaucoup saigner», dit-elle à propos du modèle de stérilet le plus connu en Inde, appelé ainsi car il est en cuivre et en forme de T.
de pilules ou de stérilets, mais personne ne lui a jamais expliqué comment elle pourrait les utiliser.
Sa voisine sur la natte, Sangita, qui a été à l’école jusqu’à l’âge de 10 ans, est la seule à avoir déjà utilisé un contraceptif. Elle a pris la pilule pendant quelques mois, «sur les conseils d’un ami de mon mari», mais a cessé après avoir souffert de vertiges et d’éruptions cutanées. La seule information sur la contraception que ces villageoises ont reçue vient de l’auxiliaire de santé de leur quartier. «Après le deuxième enfant, elle nous rend régulièrement visite pour nous parler de la stérilisation», témoigne Sangita. Elles sont grandement incitées à suivre ses conseils : non seulement l’opération est gratuite, mais le centre de santé leur remet 600 roupies (8 euros) à son issue - une somme bienvenue quand leur revenu familial n’est que de 3 000 roupies par mois. L’auxiliaire, quant à elle, est rémunérée 150 roupies par patiente recrutée.
«Pompe à vélo». Ces villageoises, qui ont entre trois et cinq enfants, ont donc opté pour ce qui semblait le plus simple : en l’espace d’un an et demi, elles se sont toutes fait stériliser lors de différents camps publics. «Le docteur a utilisé une sorte de pompe à vélo pour envoyer de l’air dans mon ventre»,raconte Mamgita. Cinq millions de stérilisations sont pratiquées chaque année, et près de 200 femmes en meurent.
Le décès de treize patientes, entre le 10 et 11 novembre, après leur participation à un camp similaire de stérilisation dans la ville de Raipur, dans l’Etat du Chhattisgarh, a révélé que cette politique d’incitation peut se révéler dangereuse. Quelque 83 femmes avaient été opérées en moins de quatre heures par un seul chirurgien, bien au-delà de la limite de 30 patientes par camp imposée par le gouvernement central. Le tout dans un hôpital privé désaffecté. Le chirurgien a été inculpé pour négligence, mais l’enquête a ensuite indiqué que ce sont les médicaments qui ont intoxiqué les patientes : ils contenaient des traces de poison pour rats.
Ce scandale a rappelé la violation des règles et précautions élémentaires lors de ces camps organisés par les autorités régionales. En 2012, les membres de l’association Human Rights Law Network ont déposé une requête auprès de la Cour suprême après avoir été témoins de 53 ligatures des trompes en deux heures, menées sur des femmes pauvres dans l’Etat du Bihar, au sein d’une école sans eau courante et par un personnel non qualifié. Trois patientes ont terminé en sang et l’une, enceinte de trois mois, a perdu son enfant.
Cette même année, l’ONG a publié un sondage réalisé dans la campagne du Rajasthan, qui indiquait que seulement 12% des femmes stérilisées avaient reçu de l’information sur d’autres formes de contraception, 42% ne savaient pas que cette opération était irréversible, 88% n’étaient pas au courant de possibles complications. Cette région désertique et reculée, où les femmes sont majoritairement illettrées, constitue un exemple extrême, mais le danger est réel : selon les chiffres du gouvernement, 176 femmes meurent chaque année après une ligature. En plus de celles qui décèdent loin d’un hôpital et ne sont pas répertoriées.
Objectifs. Malgré ces risques, les autorités ont toujours favorisé cette méthode de contraception afin de freiner la croissance de son énorme population. L’Inde compte 1,23 milliard d’habitants, et sa population devrait dépasser celle de la Chine en 2028. Entre 1976 et 1977, le gouvernement d’Indira Gandhi avait même forcé les plus pauvres, hommes compris, à se stériliser. Depuis 1996, New Delhi a annoncé qu’il cessait d’imposer des objectifs chiffrés, mais les Etats régionaux continuent à le faire, et la ligature des trompes reste de loin le premier mode de contraception.
Au centre primaire de santé de Purkazi, la petite ville située à côté d’Abdulpur, le Dr Ranvir Singh l’avoue sans détour : «Nous stérilisons 225 femmes par an, mais l’objectif donné est de 1 000», avant de préciser qu’il a aussi des objectifs pour la pose de stérilets et le don de préservatifs. L’auxiliaire de santé locale assure quant à elle offrir des informations sur tous les modes de contraception. Mais à entendre le groupe de huit femmes stérilisées, le message n’est pas passé.
Article publié dans Libération