«Notre rêve d’interdire l’abattage des vaches est devenu réalité.» Le 3 mars, Devendra Fadnavis, le ministre en chef de l’Etat du Maharashtra, s’extasiait sur son compte Twitter. Le président indien venait de promulguer une loi votée en 1995 par le Parlement régional, qui interdit la possession, le transport, la vente ou l’abattage de bœufs, taureaux et veaux. Tout contrevenant encourt à présent une peine allant jusqu’à cinq ans de prison et 145 euros d’amende et, à la différence d’un procès pour meurtre par exemple, il revient à l’accusé de prouver son innocence. Dans l’Etat de 115 millions d’habitants, dont Bombay est la capitale, il n’a jamais été aussi risqué de manger un steak.

Le cri de victoire du chef de l’exécutif local est cependant excessif : l’abattage de vaches y est déjà interdit depuis 1976, comme dans la plupart des 29 régions et territoires indiens. Par ailleurs, cette décision est avant tout démagogique. Surendra Jondhale, professeur de sciences politiques à l’université de Bombay, explique que le BJP (Bharatiya Janata Party), parti nationaliste hindou, qui dirige depuis octobre le gouvernement régional avec l’extrême droite hindouiste du Shiv Sena, a tenu à «flatter son électorat hindou». Ceux pour qui le respect de la vache, mère nourricière et compagne de Krishna dans la mythologie, est sacré.

La loi avait été adoptée par le précédent gouvernement local du BJP, déjà au pouvoir dans les années 90, mais renvoyée pour des questions techniques. L’un des premiers gestes de cette nouvelle majorité a été de la faire approuver. Une démarche soutenue par le Premier ministre (BJP), Narendra Modi, en poste depuis mai : ce fervent hindou a fait de l’Etat du Gujarat, qu’il a dirigé douze ans, un paradis pour les vaches - avec des cliniques mobiles et des opérations de la cataracte pour les bovins sacrés… -, et a cherché à politiser cette question religieuse.

Dans le restaurant Yoko Sizzlers, dans le quartier d’Oshiwara (nord de Bombay), le bœuf est encore au menu, mais plus dans les assiettes. L’interdiction semble appliquée, et l’extrême droite veille au grain. Dès le lendemain de la signature de la loi, le Conseil mondial hindou (Vishwa Hindu Parishad), un groupe de militants hindouistes proche du BJP, a fait une descente dans des abattoirs de l’Etat, dont le plus grand du pays, pour les obliger à fermer. «Pourquoi attendre cinq ou six jours et les derniers détails administratifs ?» s’est justifié Vyankatesh Abdeo, le secrétaire national du VHP.

Marais. Un Indien sur trois (principalement les hindous) se déclare végétarien et le pays est parmi l’un des plus faibles consommateurs de viande au monde : 3,8 kg (environ 1 kg de bœuf ou de buffle et 2 kg de poulet) par habitant et par an, soit 12 fois moins qu’en Chine et 21 fois moins qu’aux Etats-Unis. Si l’Inde vient de devenir le premier exportateur mondial de viande bovine, c’est grâce au buffle d’eau - la seule viande à être autorisée à l’export -, qui pourra continuer à être abattu dans le Maharashtra. La viande de cet animal à la peau noirâtre et aux cornes courbées - il est considéré comme maléfique, car il serait la monture de Yama, le dieu de la mort -, que l’on croise dans les marais d’Asie, n’est pas aussi tendre et est bien plus chère que celle du bœuf. Par ailleurs, elle ne représente que 20% de la production de viande bovine dans la région. «Plus personne n’ose vendre du buffle, maintenant, car la police pourrait prendre cela pour du bœuf et nous arrêter», affirme Mohammed Ali Qureshi, le président de l’association des négociants de bœufs de Bombay. L’origine pragmatique de la protection des vaches en Inde vient du désir d’assurer l’approvisionnement en lait, denrée essentielle pour les onctueux currys indiens et autres ghi (beurre clarifié). Le paradoxe est que les producteurs lui préfèrent aujourd’hui le lait de buffle, plus gras.

Tanneries. Selon Mohammed Ali Qureshi, 1,5 million de travailleurs, principalement musulmans, seront directement affectés par cette interdiction : «Le gouvernement n’a prévu aucune alternative pour eux, or la plupart sont illettrés et ne peuvent pas se reconvertir facilement.»Jusqu’à présent, les bœufs trop vieux, malades ou blessés pouvaient être tués, ce qui assurait un revenu aux agriculteurs. Or leur situation est déjà catastrophique : l’est de l’Etat est régulièrement touché par la sécheresse - entre autres à cause de la corruption dans le plan régional d’irrigation - et 1 861 agriculteurs se sont suicidés entre 2011 et 2014.

D’autres secteurs devraient souffrir de l’interdiction : les tanneries de Dharavi, l’une des principales industries de cet énorme bidonville de Bombay, produisent sacs et ceintures pour toute l’Inde et les pays étrangers. La peau de buffle n’étant pas d’assez bonne qualité, ces tanneries devront importer leur matière première pour le double du prix. Enfin, le bœuf était la viande du pauvre (notamment des basses castes d’hindous, moins regardantes), car la moins chère du pays et source de protéines. «Cette décision hâtive n’est pas très pragmatique et pourrait devenir impopulaire auprès d’une large partie de la population pauvre et rurale du Maharashtra», conclut le Pr Jondhale. Un effet de ricochet que n’avait peut-être pas anticipé le triomphant ministre en chef de cet Etat.

Article paru dans Libération