vendredi 8 janvier 2016

Pollution : New Delhi marque le stop

Amarjeet Singh se repose, assis sur des escaliers de la rue du marché, à quelques mètres de l’entrée de son commerce de vêtements, à Lajpat Nagar, dans le sud de New Delhi. Dans ce coin stratégique, il profite des quelques rayons de soleil qui parviennent à transpercer le manteau recouvrant régulièrement la capitale indienne pendant l’hiver : le smog, un mélange de brouillard et de pollution. L’humidité ambiante enferme les gaz d’échappement et autres rejets poussiéreux pour former un nuage toxique au-dessus de cette mégapole de 16 millions d’habitants. En 2014, une étude de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la qualité de l’air a désigné New Delhi comme la ville la plus polluée du monde et chiffré l’étendue de l’empoisonnement. La moyenne annuelle en particules fines de 2,5 micromètres (µm), les plus fines et dangereuses pour l’organisme, s’élevait à 153 µg/m3. Soit trois fois plus qu’à Pékin, dont le smog était déjà de sinistre notoriété. Le niveau annuel recommandé par l’OMS, lui, est de 10 µg/m3.

Exemptions
Les autorités régionales de New Delhi, piquées par cette humiliation internationale et dérangées ces derniers mois par une presse qui en a fait un thème de campagne citoyenne, ont décidé de réagir, en lançant leur première mesure d’envergure contre la pollution depuis une dizaine d’années. Pendant les quinze premiers jours de janvier, la circulation sera alternée entre 8 heures et 20 heures : cela signifie que les jours pairs, seules les voitures aux numéros de plaque d’immatriculation pairs pourront circuler, et inversement pour les jours impairs. Ce plan exempte toutefois les véhicules roulant au gaz naturel, les transports publics, les deux-roues, les urgences médicales ainsi que les femmes conductrices, souvent harcelées dans les transports publics. C’est la première fois qu’une circulation alternée est expérimentée en Inde, et l’objectif est clair : sensibiliser les automobilistes à leur responsabilité dans la dégradation de l’air ambiant - ce qui n’est pas toujours évident pour eux - et les pousser à faire des efforts.
La situation devient en effet préoccupante : 530 000 nouveaux véhicules (dont motos, triporteurs et taxis) ont été enregistrés depuis un an (soit 1 400 par jour). Le parc a ainsi triplé en quinze ans dans New Delhi, pour atteindre 8,8 millions d’engins motorisés. Cela représente plus d’un véhicule pour deux habitants et davantage que dans les villes de Bombay, Bangalore et Madras réunies. Leur contribution à la pollution atmosphérique est indéniable, même si les observateurs ne s’accordent pas sur les chiffres, par manque d’étude indépendante récente.
En se basant sur une analyse du Bureau national de contrôle de la pollution sur la concentration de particules de 10 µm, le site spécialisé Urbanemissions.info estime que les véhicules sont aujourd’hui responsables de 14 % à 20 % des émissions en fines matières de 2,5 µm. Les fumées d’usines des régions voisines, les différents feux agricoles ou urbains, les rejets des générateurs de diesel et la poussière des chantiers seraient les autres coupables. Anumita Roy-Chowdhury, responsable des recherches au Centre pour la science et l’environnement, tranche : «La question n’est pas seulement de connaître la contribution absolue de chaque source, mais de prendre en compte son impact sur la santé : les usines sont souvent loin des habitations, alors que les gaz des véhicules sont très proches et ont un effet plus direct sur l’air que nous respirons. Leur réduction doit donc être une priorité.» Les relevés des autorités se font également en hauteur, loin des rues bouchonnées. Fin décembre, elles rapportaient tout de même des niveaux sévères de plus de 330 µg/m3, soit 15 fois les niveaux recommandés par l’OMS sur des périodes de 24 heures.

«Chambre à gaz»

Les docteurs sont certainement les premiers témoins des dommages de ces rejets. Les personnes aux bronches sensibles sont évidemment les plus affectées, mais les plus saines ne sont pas épargnées. Des recherches internationales ont par exemple prouvé que les composés toxiques présents dans l’air pouvaient causer une inflammation du placenta, ce qui entraîne une croissance des déficiences cardiaques congénitales. Le plus grand centre de recherches médicales du pays, AIIMS, a ainsi lancé plusieurs études sur les conséquences sanitaires de la pollution atmosphérique dans la capitale. En attendant une éclaircie, les habitants les plus fortunés s’équipent de purificateurs d’air, sans que personne ne puisse prouver leur efficacité.
Le Times of India mène
depuis un an une campagne
très visuelle contre la pollution 
Etonnamment, c’est la justice qui a été la plus rapide à combattre ce monstre invisible. La Cour suprême a d’abord obligé les camions qui veulent entrer dans New Delhi à payer, depuis le 1er novembre, une «taxe écologique» de 10 à 20 euros, selon le gabarit, afin d’inciter ceux qui n’ont rien à livrer à contourner la ville et ainsi d’épargner ses habitants de leurs fumées de diesel. Cette mesure aurait fait baisser le trafic de poids lourds de 30 %, selon le responsable d’un péage interrogé par Libération, mais beaucoup d’autres camionneurs continuent de traverser le centre-ville, même s’ils ne s’y rendent pas, car la «route périphérique est en trop mauvais état», affirme l’un d’eux. Le 16 décembre, les juges ont doublé le prix de cette taxe, puis interdit à tout camion de plus de 10 ans à passer dans la ville et gelé l’enregistrement de grosses cylindrées qui roulent au diesel. La Cour d’appel vient, quant à elle, de condamner l’inaction du gouvernement et a conclu sa sentence avec ces mots glaçants : «Vivre à New Delhi revient à vivre dans une chambre à gaz.» L’image semble avoir eu son effet, car quelques jours après, les élus ont annoncé le lancement de la circulation alternée.

Contrôle difficile

Le marchand Amarjeet Singh, lui, dodeline de sa tête enturbannée quand on lui demande comment il va faire pendant les quinze prochains jours. Ce quadragénaire prend quotidiennement sa voiture pour parcourir les 25 km qui séparent sa maison de son magasin de Lajpat Nagar. «Je pourrais emprunter le bus, dit-il, sceptique. Je ne l’ai jamais pris pour venir, car ce n’est vraiment pas pratique… Ces politiciens, ils prennent ces mesures sans réfléchir, pour donner l’impression d’agir !» peste-t-il. Il fait une pause, et reprend : «Je vais peut-être acheter une voiture avec un numéro pair, comme cela, je pourrai rouler tous les jours !»
Alors que le public râle, le gouvernement régional redouble d’efforts pour convaincre ses administrés de participer à cette impressionnante expérimentation : 6 000 autobus supplémentaires, des fréquences de métro au maximum, 10 000 nouvelles licences de triporteurs - soit 10 % d’augmentation - et vacances pour les écoliers jusqu’au 15 janvier afin de réquisitionner les bus scolaires. Mais ce plan semble déjà insuffisant car le grand nombre d’exceptions (pour femmes, deux-roues et urgences médicales) laissera beaucoup d’automobiles sur la route et rendra le contrôle policier très difficile. Si tout le monde jouait le jeu, un million de voitures disparaîtraient des rues de New Delhi. 13 000 autobus supplémentaires seraient alors nécessaires pour compenser, selon Sarah Guttikunda, du site Urbanemissions.info, citée par India Today. Soit plus du double de ce qui est prévu. Alors les élus militent pour le covoiturage. Les taxis 2.0, comme Uber et son concurrent local Ola, ont lancé en urgence des applications qui permettent de partager sa course avec des inconnus.
D’autres y voient une opportunité : Ruchika Gupta, comme toute femme, pourrait très bien continuer à rouler pour aller au bureau, à 30 km de chez elle. Mais cette responsable en marketing dans une multinationale en profitera pour changer : «Tous les jours, je me dis que je vais prendre le métro, mais je succombe à la facilité et monte en voiture, avoue-t-elle, amusée. Je sais que nos émissions contribuent à la pollution et surtout au changement climatique. Bientôt, les exceptions seront levées et je devrai également m’y plier. Alors autant m’entraîner maintenant !» C’est décidé, dès aujourd’hui, elle prendra le métro. En espérant que ces bonnes résolutions tiendront sur la durée.
Article publié le 2 janvier dans Libération 

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