vendredi 10 janvier 2020

L'université Jawarhalal Nehru attaquée: les hindouistes accusés de réprimer l'esprit critique de la jeunesse

«Nous ne céderons pas à la violence et au fascisme.» C’est sous cette bannière que des centaines d’étudiants venus de nombreuses universités ont défilé mercredi dans les rues de la capitale indienne, en solidarité avec ceux de Jawaharlal-Nehru (JNU), qui a subi dimanche soir une attaque particulièrement violente. Trois heures de terreur dans l’une des plus prestigieuses facultés du pays, l’équivalent en Inde de la Sorbonne, située dans le sud de New Delhi.
Il est environ 18 heures, dimanche, quand Dolan Samanta, une étudiante en histoire de 23 ans et membre d’un syndicat de gauche, AISA, reçoit les premiers appels de détresse d’élèves présents sur le campus. «Les membres d’ABVP viennent d’entrer, ils nous menacent», lancent ces étudiantes en faisant référence au syndicat étudiant nationaliste hindou Akhil Bharatiya Vidyarthi Parishad (ABVP), lié au parti du BJP au pouvoir.

«Grosses briques et barres de fer»

Quelques minutes après, la troupe de cinquante à cent personnes, armées de barres de fer et de longs marteaux, arrive dans le bâtiment de Sabarmati, où Dolan se trouve. «Nous avons essayé de former une chaîne humaine pour nous protéger, mais ils nous envoyaient des grosses briques et des barres de fer.» Les assaillants brisent les vitres et les tables, cassent les meubles et frappent même un étudiant aveugle. Les professeurs essaient de s’interposer mais sont également visés. «Ils m’ont attaqué, je suis tombé au sol et quatre ou cinq personnes m’ont frappé», témoigne l’enseignant Saugata Bhaduri, encore sous le choc. Aishe Ghosh, la présidente de l’Union des étudiants de l’université (JNUSU), affirme avoir été encerclée par une dizaine d’assaillants, frappée pendant «au moins deux minutes avec des barres de fer sur le dos et la tête». Elle a fini aux urgences, la tête en sang, avec 34 autres étudiants et professeurs.
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Cette nuit de cauchemar est inédite, selon les plus anciens professeurs : «JNU a une longue culture de débats agités, mais jamais de violence !» insiste Sucharita Sen, professeure blessée. Qui en est responsable ? Les victimes n’ont pas eu le temps d’identifier les assaillants. Mais beaucoup d’éléments indiqueraient la responsabilité du syndicat étudiant ABVP, et de groupes affiliés à la sphère nationaliste hindoue. L’une des assaillantes masquées présente sur une vidéo serait Komal Sharma, membre du syndicat. Elle a été identifiée par l’une des responsables de l’ABVP, Anima Sonkar, qui a également reconnu qu’un groupe WhatsApp avait été créé pour «se défendre». Les messages de ce groupe ont été rendus public par un journaliste qui l’avait infiltré. Appelé «Unity against Left» puis «Friends of RSS», il appelait ses membres, affiliés à la droite hindoue et à l’ABVP de l’université, à «se retrouver devant la porte centrale de JNU» pour combattre la «terreur de gauche», assurant que la «police n’interviendra pas» et qu’ils ont «le soutien du directeur».

Situation tendue depuis plus de deux mois

La secrétaire générale de l’ABVP, Nidhi Tripathi, dément. Selon cette thésarde de JNU, la bataille a été provoquée par les syndicats de gauche qui ont «attaqué nos membres à partir de midi». La situation était tendue depuis plus de deux mois entre les deux camps, à cause de la décision de la direction de tripler les frais d’inscription et de résidence, ce qui exclurait une grande partie des étudiants pauvres et changerait l’esprit même de cette faculté publique. La plupart des syndicats du campus étaient opposés à cette mesure et boycottaient les inscriptions de janvier, sauf l’ABVP.
La direction de l’université aurait, elle, failli à sa mission de sécurisation du campus : elle affirme avoir appelé la police à 17 heures, mais celle-ci soutient avoir reçu l’appel seulement deux heures plus tard, laissant aux vandales le temps d’agir et de repartir.
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La police n’a pour l’instant arrêté personne, mais a entamé des poursuites contre Aishe Ghosh, présidente du JNUSU blessée dans l’attaque, pour avoir coupé samedi les serveurs de l’université et empêché ainsi les inscriptions. Un groupe hindouiste, le Hindu Raksha Dal, a revendiqué l’attaque de dimanche au nom de la «défense de l’hindouisme», mais sans apporter de détails crédibles. Par contre, cette intimidation sert les objectifs du gouvernement, qui cherche depuis des années à briser JNU, faculté progressiste et foyer de la critique de son idéologie hindouiste et de la récente loi sur la citoyenneté. Il accuse ses étudiants de gauche d’encourager la sécession dans le pays, surtout depuis des manifestations qui s’y sont tenues en 2016 en faveur des droits des Cachemiris. Le parti du Premier ministre veut ainsi imposer sa vision nationaliste à ces étudiants, entre autres à travers son syndicat allié.
Mais aujourd’hui, le recours à une telle violence choque. Selon Abhijit Banerjee, ancien élève de l’université et prix Nobel d’économie 2019, cette répression violente de l’opposition intellectuelle «ressemble bien trop aux années qui ont mené au régime nazi en Allemagne».

Article publié dans Libération du 9 janvier 2020

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