jeudi 16 janvier 2020

New Delhi : Airpocalypse Now

Ce jour-là, le soleil ne s’est pas levé sur New Delhi. Et cette nuit a duré cinq jours. Nous sommes mi-novembre dans la capitale indienne, et tout est normal. La pollution automnale reprend ses droits et la mégalopole de 20 millions d’habitants nage dans un nuage acre qui colle à ses immeubles, à ses lampadaires et s’invite même dans les salons mondains. Mystique et toxique.
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En fin de journée, dans les rues du sud huppé de la ville, alors que la grisaille diurne laisse place à un gris plus opaque, des êtres sans visages se démarquent dans la brume : ce sont quelques bourgeois téméraires sortis promener leur chien, masque sur le visage. A l’intérieur des maisons, les enfants sont en cage, les parents en rage. Impossible pour la marmaille de sortir jouer au parc avec une concentration en particules fines qui dépasse les 500 microgrammes par m3, soit vingt fois le niveau maximum recommandé par l’Organisation mondiale de la santé. Minal Shah fait donc jouer ses enfants au cricket… dans le salon. Son garçon de trois ans, surexcité, lui monte sauvagement sur le dos et lui mord les épaules. L’animal ne tiendra pas longtemps enfermé. Mais c’est un moindre mal. Dans la classe de sa fille de cinq ans, d’autres enfants ont de l’asthme ou des bronchites chroniques et doivent prendre des stéroïdes pendant l’hiver.
Dans le grand appartement de cette famille aisée, quatre purificateurs d’air tournent en permanence dans le coin des pièces, comme des sentinelles protégeant ses habitants privilégiés de la contamination extérieure. Il est souvent difficile de ressentir la différence entre un niveau de particules fines de 200 µg/m3, considéré encore toxique, et le 50 purifié que ces machines qui coûtent plusieurs centaines d’euros assurent relâcher – mais la frénésie emporte la classe moyenne et le marché de la purification de l’air, inexistant il y a quelques années, s’envole. Au point de devenir un signe de reconnaissance sociale. «Tu n’as pas de purificateur d’air chez toi ? s’étonne, sarcastique, un Indien trentenaire venu chez son ami pour une soirée. Tu n’es pas un vrai résident du sud de Delhi !»
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En fait, le bourgeois de Delhi est en crise existentielle, une question en tête: «Should I stay or should I go ?» Cela fait plus de quatre ans que le gouvernement régional lutte de manière acharnée contre ces particules - il interdit aux bureaux et commerces d’utiliser des générateurs au diesel et vient même de forcer, sacrilège, les nouveaux riches à laisser leur voiture au garage pendant deux semaines de circulation alternée. Et pourtant, rien ne change. Pire, les taux empirent et New Delhi ne se défait pas de ce titre de capitale la plus polluée du monde. Alors certains décrochent : cet agent immobilier asthmatique part vivre avec sa famille à Goa pendant le mois de novembre d’airpocalypse. Et d’autres, comme Minale et ses enfants, prévoient de quitter cette ville, définitivement, vers la côte de Bombay – ville chaotique et surpeuplée, mais où la pollution atmosphérique, au moins, est balayée par la brise marine.

Cette chronique a été publiée dans Libération le 29 novembre

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