vendredi 12 février 2021

Covid et pollution : «A New Delhi, nous faisons face à une double pandémie»

 

Dans la capitale indienne, désignée en 2015 par l’OMS comme la ville la plus polluée du monde, le coronavirus circule d’autant plus facilement que l’atmosphère est saturée en particules fines. Et fait des ravages sur une population à la santé déjà fragilisée.
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par Sébastien Farcis, Correspondant à New Delhi
publié le 27 janvier 2021 à 18h56

New Delhi, le 14 janvier. Il est 10 heures du matin. Le jour s’est bien levé, mais le soleil est invisible. Il reste voilé derrière un épais nuage gris, qui ne vole pas seulement la lumière aux 20 millions d’habitants de la capitale mais ravage également leurs poumons. Car dans cette brume est emprisonné un poison : une pollution atmosphérique, avec un taux de particules fines intolérable. Les relevés, ce matin-là, indiquent que la concentration dépasse les 500 microgrammes par mètre cube, soit 20 fois les niveaux maximums recommandés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur vingt-quatre heures. New Delhi honore son statut de capitale la plus polluée du monde. Ses résidents se sont habitués à ces hivers gris et toxiques, mais leurs poumons, eux, ont été fragilisés par tant de pollution, et se retrouvent aujourd’hui plus vulnérables face au Covid-19. Depuis le début de la pandémie, le pays dénombre 10 millions de contaminations et 153 000 morts du coronavirus.

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Jai Dhar Gupta est conscient des dangers de cette pollution. Il y a sept ans, ce quadragénaire aisé, alors en bonne santé, manque de mourir étouffé après une course de 10 km dans les rues de New Delhi. «C'est comme si l'air avait disparu d'un coup de mes poumons», se souvient-il. Il part en urgence à l'hôpital, où les médecins lui trouvent une tâche aux poumons et découvrent qu'il a perdu 40 % de ses capacités respiratoires. Courir est un sport dangereux quand il est pratiqué à New Delhi. Depuis, Jai Dhar Gupta vit «dans une bulle» : «J'ai les meilleurs systèmes de filtration de particules fines dans ma voiture, dans ma maison et au bureau, et pendant l'heure ou deux où je ne suis pas en intérieur, je porte ces masques dernier cri, qui utilisent de la nanotechnologie.» Des masques fins qu'il a développés avec sa propre société, Nirvana Being, et qui filtrent 96 % des particules de 0,1 micron. Malgré toutes ces protections, le risque est monté d'un cran à cause de la pandémie de coronavirus : «Je souffre déjà de bronchite asthmatiforme chronique, donc le Covid est très dangereux et je dois m'isoler encore plus. Pour moi, c'est clairement une double peine.»

Fléaux combinés

Ce danger de la pollution cumulée au Covid a été prouvé et mesuré ces derniers mois par plusieurs études, en Chine, en Italie et aux Etats-Unis. Cette dernière, menée par l’université Harvard et publiée en novembre, a prouvé que chaque microgramme supplémentaire par mètre cube de la teneur atmosphérique en PM2,5 (particules dont le diamètre est inférieur à 2,5 micromètres) correspondait à une hausse de quelque 11 % du taux de mortalité du Covid-19. En Inde, l’Association médicale indienne a estimé que 13 % des cas de coronavirus à New Delhi étaient liés à la pollution de l’air.

Dans son service, le docteur Arvind Kumar constate tous les jours ce lien entre les deux fléaux. Ce pneumologue est directeur du centre de chirurgie du thorax à l'hôpital public Ganga-Ram de New Delhi - qui accueille des patients Covid - et administrateur de la Lung Care Foundation (fondation pour le soin des poumons). Dès qu'il y a un pic de pollution, il voit les cas de Covid augmenter et les patients affluer. Fin novembre, par exemple, alors que les fumées des feux agricoles des régions voisines venaient asphyxier les résidents de la capitale, son service a été débordé. «La pollution fait gonfler les tissus de notre trachée et de nos poumons. Ils vont donc s'infecter plus rapidement et contracter plus facilement le coronavirus, explique le docteur Kumar. Mais surtout, le coronavirus se mélange aux particules fines de pollution, qui le transportent ainsi plus profondément dans l'organisme. C'est pourquoi les résidents des zones polluées peuvent ingérer de plus grandes doses de virus que les autres, et cela fait augmenter le nombre de cas de Covid.»

La pollution, une «tueuse lente et indirecte»

La mortalité, elle, est également plus élevée dans ces régions polluées, car les résidents de ces zones sont déjà affaiblis. «La pollution qu'ils respirent toute l'année endommage leurs poumons, leur cœur, leur cerveau, et fait aussi augmenter leur tension artérielle, leur diabète et leurs risques de crise cardiaque. Ce sont des facteurs de comorbidité et ces personnes vont donc mourir plus rapidement du Covid. Nous faisons face ici à une double pandémie, dont les effets combinés sont dévastateurs», conclut ce pneumologue.

En 2015, l’OMS a désigné New Delhi ville la plus polluée du monde, dans une liste de 1 600 métropoles. Cela a choqué l’opinion publique indienne, mais en dehors du docteur Kumar, très peu de médecins parlent encore publiquement des liens entre la pollution et les maladies chroniques. Et donc la prise de conscience des risques est faible, tout comme les moyens mis en place pour lutter contre cette intoxication.

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«La pollution tue chaque année plus de personnes que le Covid, mais n'a toujours pas reçu 1 % de l'attention dont le Covid bénéficie depuis ces neuf derniers mois, déplore-t-il. Je pense que c'est parce que le coronavirus entraîne une mort visible et directe, alors que la pollution détériore votre santé à petit feu. Vous mourez en plusieurs années, d'une maladie qui a été générée par la pollution, mais la pollution n'est jamais inscrite comme la cause du décès. C'est une tueuse lente et indirecte, et c'est pour cela qu'elle n'est pas combattue comme elle le devrait.» C'est aussi un coriace ennemi à combattre, car les sources de cette pollution sont très diverses et changent en fonction des saisons. Quatre principaux facteurs sont constants : les véhicules, les industries, les centrales thermiques et l'incinération de déchets.

Prenons les transports. New Delhi compte plus de 10 millions de véhicules, soit davantage que les deux autres plus grandes villes indiennes réunies… et ce chiffre croît de 11 % par an ! La capitale compte pourtant le meilleur réseau de métro du pays, mais il a été créé trop tard, et les stations sont trop espacées. «A cause de l'incompétence de l'administration en charge des autobus, ainsi que des lobbys pétrolier et automobile, la voiture est devenue la gouverneure de la ville», déplore Roshan Shankar, conseiller du gouvernement de New Delhi. Pour réduire leurs émissions, le gouvernement fédéral oblige depuis le 1er avril les raffineurs à passer directement de la norme de carburant Euro 4 à Euro 6, qui impose un taux d'émission de particules plus bas.

Les déchets entraînent également une importante pollution : l’organique pourrit dans de monumentales décharges à ciel ouvert, qui émettent du méthane. Et comme ces espaces ne sont pas bien aérés, ces ordures prennent parfois feu, ce qui libère encore plus de gaz toxiques.

Le gouvernement de New Delhi a tout de même pris quelques mesures : il a fermé il y a deux ans la dernière centrale à charbon de la ville et décidé de ne plus acheter d’énergie «sale». Il fait la promotion du solaire depuis six ans et lance des projets d’installation de panneaux sur les toits, dans les bidonvilles entre autres. Il s’est aussi donné l’an dernier un objectif ambitieux : que 25 % des nouveaux véhicules de la ville soient électriques d’ici à 2024. Il propose pour cela des incitations fiscales à l’achat, bénéficiant également aux deux-roues, qui représentent les deux tiers des véhicules de la capitale et dont les moteurs polluent énormément. Soixante et onze stations de recharge étaient déjà ouvertes en octobre, mais à trois ans de l’échéance, on ne croise encore quasiment aucun véhicule électrique sur les routes.

«Ces efforts ont au moins permis d'inverser la courbe de pollution, reconnaît Anumita Roy Chowdhury, directrice des recherches au Centre for Science and Environment. La concentration en particules fines a baissé en moyenne de 15 % à 20 % sur les trois dernières années, mais c'est loin d'être assez.» En effet, les niveaux absolus demeurent plus de dix fois supérieurs aux limites recommandées par l'OMS. L'air est donc toujours très toxique, presque tous les jours de l'année.

Organisation kafkaïenne

Les défis restent donc énormes, surtout pour une ville en pleine croissance démographique et économique, qui pourrait quasiment doubler sa population en trente ans pour devenir, selon les projections de l’université d’Ontario Tech, la deuxième mégalopole la plus peuplée du monde en 2050 (après Bombay), avec 36 millions d’habitants. Les réformes sont d’autant plus laborieuses que New Delhi a un statut particulier et unique : c’est un territoire de l’Union fédérale avec un dirigeant élu, mais en tant que capitale fédérale, l’essentiel des administrations dépendent du gouvernement central, dirigé par l’opposition. La répartition du travail est kafkaïenne : neuf agences fédérales et régionales s’occupent par exemple de la voirie ! Quand aménager un passage piéton devient un enfer, on comprend pourquoi l’Inde n’arrive pas à régler ce problème aussi rapidement qu’une Chine organisée et autoritaire.

New Delhi n’est malheureusement pas la seule métropole indienne à être frappée par ce fléau de la pollution : le nouveau classement de l’OMS de 2018, plus étendu grâce à l’installation de nouveaux instruments de mesures, révèle que douze des quinze villes les plus polluées du monde se trouvent dans cette région enclavée et peu venteuse du nord de l’Inde, où vivent plus de 500 millions de personnes. Ce sont autant de personnes qui continuent cette année à souffrir des effets combinés de la pollution et du coronavirus.

Article publié dans Libération le 27 janvier 2021


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