Le bâtiment blanc en demi-cercle se fond dans la végétation de palmiers et de bananiers. A l’intérieur, une brise agréable circule grâce à plusieurs ouvertures et vient refroidir les bureaux et ses nombreux ordinateurs. L’ambiance est calme et studieuse. Nous sommes à Auroville Consulting, pépinière d’innovations écologiques de cette cité utopique, nichée depuis un demi-siècle près de Pondichéry, à l’extrême sud-est de l’Inde.
Les bureaux d'Auroville Consulting (Gayatri Ganju / Libération) |
Kshitij, un technicien informatique de 28 ans, présente fièrement la dernière création de cet incubateur d’une trentaine de chercheurs : un moteur de recherche alternatif, appelé solse.org, qui fonctionne en utilisant la technologie du moteur Bing de Microsoft. Mais à la différence des plateformes traditionnelles, celle-ci ne collecte pas de données personnelles pour les monnayer. Son modèle est différent : elle génère des revenus quand l’internaute clique sur une publicité et cet argent est utilisé pour installer des panneaux solaires dans les villages voisins d’Auroville. «Nous faisons confiance à l’utilisateur et ne voulons pas le suivre à la trace», résume Kshitij. Comme toutes les personnes interrogées, il ne donne pas son patronyme, qui identifie les castes en Inde. «Ce projet est à l’image d’Auroville, qui doit être durable dans tous les sens du terme – écologique et social.» Ce jeune Indien souriant, les cheveux longs ramassés en queue-de-cheval, est un «nouveau» à Auroville : il y a encore quatre ans, il vivait dans la grouillante Jaïpur, où il dirigeait sa propre société d’informatique. Sa carrière était prometteuse, son compte en banque bien rempli. Mais courir après l’argent l’a épuisé. «Ici, je vis et travaille pour l’environnement et c’est le secret du sourire que vous voyez sur mon visage», conclut-il.
L’engagement écologique apparaît comme une évidence quand on zigzague dans les chemins boisés d’Auroville : la forêt luxuriante nous accompagne partout ; les maisons de brique et ciment sont aérées et coiffées d’une épaisse végétation, ce qui réduit le recours à la climatisation dans cette région tropicale ; et beaucoup d’habitants utilisent des vélos électriques, fait exceptionnel en Inde. L’écologie n’est pourtant pas l’objectif principal d’Auroville – ville fondée en 1968 par la Française Mirra Alfassa (1878-1973), appelée «la mère», avec l’influence du philosophe indien Aurobindo Gose. L’harmonie avec la nature est plutôt le dérivé d’un projet plus large, défini par le quatrième point de sa charte : "Auroville sera le lieu des recherches matérielles et spirituelles pour donner un corps vivant à une unité humaine concrète".
Le bien collectif
L’«unité humaine» s’y matérialise par la présence de 3 200 résidents venant de 59 nationalités différentes, soit environ un tiers de celles représentées à l’ONU – près de la moitié sont des Indiens et les Français (454) et Allemands (258) sont les étrangers les plus nombreux. Pour éviter les divisions, il n’y a pas de religion à Auroville, ni de temple – si ce n’est une énorme et célèbre boule dorée appelée le Matrimandir, ou temple de la mère, qui symbolise l’unité de la «force divine» représentée souvent en Inde par l’énergie féminine, appelée Shakti. La spiritualité s’incarne dans le quotidien, concept indien qui a été résumé par Aurobindo dans sa théorie du «karma yoga», le yoga de l’action. L’objectif ultime des habitants d’Auroville est donc «d’élever leur conscience» par leur labeur en faveur du bien collectif. Et c’est là que l’exercice devient difficile.
Car premièrement, il n’y a pas de propriété foncière privée dans cette cité. «Mes parents ont fait construire la maison dans laquelle j’habite, mais elle ne m’appartient pas, explique Chali, une Américaine qui vit à Auroville depuis 36 ans et a été élue pour siéger au «comité de travail» de la ville, une sorte de conseil municipal. Cette maison appartient à la fondation d’Auroville.» Cette entité a été créée en 1988 par le Parlement indien pour protéger ce système et ses comptes sont audités tous les ans par la Cour des comptes du pays. Cinq résolutions de l’UNESCO ont également soutenu ce projet entre 1966 et 2017.
«Nos étudiants s’en sortent bien, même en dehors d’Auroville, car ils ont une plus grande capacité d’adaptation et d’innovation et peuvent mieux affronter les changements rapides de la société.»
— Jean-Yves, professeur français à Last School
Ensuite, le concept de salaire disparaît. Il est remplacé par une «maintenance», un revenu de soutien d’un montant égal pour tous les habitants qui travaillent dans Auroville, quelle que soit sa fonction, dans le but d’assurer une sorte de revenu minimum universel et égalitaire. La moitié est versée en liquide, l’autre en nature : éducation, santé, culture et sport sont ainsi gratuits.
Vivekan, franco-tamoul qui vit à Auroville depuis trois ans. (Gayatri Ganju / Libération) |
Le problème, c’est que derrière l’égalité se cache la frugalité : cette «maintenance» n’est que de 18 000 roupies par mois (208 euros), dont seulement la moitié en liquide. Généralement trop peu pour vivre, surtout pour des étrangers. Une grande partie des Aurovilliens dépendent donc encore de revenus supplémentaires : travaux saisonniers ou missions en Inde, voire à l’étranger, loyers d’appartements pour les plus chanceux qui ont eu une vie moins frugale avant de venir.
Désintoxication monétaire
L’un des buts d’Auroville est aussi de mettre fin à la circulation d’argent entre les habitants, afin de retrouver des relations plus pures et non marchandes. Noble idée, mais bien compliquée à appliquer. Au quotidien, cela passe par l’offre d’un maximum de services en nature et le paiement du reste de manière dématérialisée, par une carte d’Auroville.
Et pour aller plus loin dans cette «désintoxication monétaire», une innovation vient de voir le jour : une application mobile qui permet des échanges dans une monnaie virtuelle, l’aura. Ses utilisateurs reçoivent douze auras par jour, mais ne peuvent pas les amasser : trois auras doivent être offertes et les neuf autres doivent servir à échanger des biens ou services dans la communauté, faute de quoi ils se déprécient de 9% par jour. Cela est destiné à encourager la circulation dans notre société de surplus. «Nous avons repris les principes du revenu minimum garanti, mais au lieu de créer un capital à redistribuer, nous faisons circuler ce qui existe déjà, explique Hye Jeong, une Sud-coréenne responsable de projet baptisé Aura Network. C’est donc un système de revenu circulaire minimum et garanti.» Cela permet d’éviter l’usure, qui veut que l’argent crée de l’argent, et de revenir aux lois de la nature. «Si vous avez un pommier, et que vous ne cueillez pas vos pommes, elles tombent et reviennent à la nature. C’est pareil pour l’aura.»
L’objectif final est de promouvoir une société circulaire, où les objets non utilisés sont recyclés, où les talents des personnes sont mis à profit pour aider les autres, et surtout où l’on a créé un nouveau lien social sans valeur marchande. Sous le logo jaune de l’application Aura lancée en fin d’année dernière, les 300 utilisateurs, qui doivent être des résidents d’Auroville, proposent ces jours-ci des ustensiles de cuisine, des massages, la lecture d’un livre ou une sauce tomate maison. Ce n’est pas du troc, car il y a une monnaie virtuelle échangée. Mais alors pourquoi ne pas offrir ? «Nous ne sommes pas encore prêts à vivre sans argent, mais cette application est une étape pour y arriver», murmure Hye Jeong, les yeux plein d’espoir.
Des villes plus humaines
Plus de 200 «unités» de création de biens et services font ainsi naître des projets innovants similaires : Eco Femme fabrique des serviettes hygiéniques réutilisables en coton pour réduire la pollution engendrée par celles jetables. Plus de 55 millions de pièces ont été vendues en Inde et à l’étranger depuis 2010, et une partie des revenus générés sert à en offrir aux filles de la région et à les éduquer à l’hygiène menstruelle. Svaram fabrique des instruments de musique artisanaux et mène des recherches scientifiques, avec des neurologues étrangers, pour aider à soigner par la musique : son fondateur, Aurelio, a appris ces méthodes en passant des années au milieu de peuples aborigènes et a créé un «sonorium», où il aide les patients à réduire les blocages des flux corporels qui peuvent provoquer tumeurs ou cancers.
Et il y a enfin les écoles d’Auroville, dont une partie développe un enseignement alternatif, basé sur le développement personnel plutôt que sur les uniques savoirs académiques – et ne fournit donc pas de diplôme. «Nos étudiants s’en sortent bien, même en dehors d’Auroville, car ils ont une plus grande capacité d’adaptation et d’innovation et peuvent mieux affronter les changements rapides de la société», assure Jean-Yves, un Français, professeur à Last School, construite dans une magnifique jungle. Cette solution, orientée sur les valeurs humaines, est toutefois moins adaptée aux élèves qui veulent devenir ingénieurs ou docteurs et ont besoin de certains diplômes pour poursuivre leur formation.
Auroville, de l’avis de tous, reste un projet en construction, toujours perfectible – ne serait-ce que pour mieux accueillir les jeunes et ceux qui n’ont pas de capital pour construire de logement ou compléter leurs revenus. Et pour ne pas donner l’impression que l’utopie est réservée aux plus riches.
Olivier, photographe et Aurovilien depuis 30 ans. (Gayatri Gandu / Libération) |
«L’un des succès d’Auroville, projet soixante-huitard par excellence, est toutefois d’avoir réussi à perdurer sans se figer autour d’un dogme, mais en s’adaptant constamment, avance Olivier, photographe français et Aurovillien depuis plus de trente ans, assis sous le préau de son humble maison surplombée de gigantesques arbres banians. C’est une tentative radicale, car nous cherchons un nouveau modèle de société, afin de créer des villes plus humaines. Et cela ne peut réussir en quelques années. Cela prendra certainement plusieurs générations, voire plusieurs siècles."
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Article publié dans Libération le 24 mai 2021