vendredi 7 juin 2019

Vague de chaleur: la climatisation, une solution périlleuse

Le pays, qui fait face à une vague de chaleur supérieure à 50°C dans le Nord, lance un plan de transition énergétique pour réduire l’utilisation de machines individuelles, énergivores et relâchant trop de gaz à effet de serre.

Il est 14 heures et le mercure dépasse déjà les 42 degrés à l’ombre. Les piétons ont déserté l’asphalte de Defence Colony, quartier huppé du sud de New Delhi et seuls quelques pédaleurs de vélo-taxis attendent des clients, épuisés. «C’est intenable de rouler sous cette chaleur, lâche l’un d’eux, le corps sec et la voix cassée. Je bois six ou sept litres d’eau par jour et ce n’est pas assez. Parfois ma tête tourne tellement que je tombe inconscient.»
Comme chaque année au mois de juin, le nord et le centre de l’Inde, éloignés des brises maritimes, sont frappés par une vague de chaleur infernale. Au Rajasthan, le seuil des 50 degrés a été dépassé ce week-end, devenant l’un des points les plus chauds du globe. Et cela ne fait qu’empirer : les températures moyennes ont augmenté de 1,2 degré en un siècle et ce réchauffement est deux fois plus rapide depuis 1990. La dernière décennie a ainsi été la plus chaude jamais enregistrée en Inde. L’une des causes locales de ce réchauffement climatique est l’urbanisation rapide du pays : les espaces verts sont remplacés par des forêts de béton et des millions de véhicules supplémentaires arrivent chaque année sur les routes, relâchant des gaz d’échappement nocifs pour l’environnement.
Pour se protéger de cet enfer urbain, les Indiens n’ont plus qu’un choix : la climatisation. «La première chose que je fais quand je rentre chez moi, c’est allumer le climatiseur, dit Vikas, un cadre trentenaire qui sort de son bureau climatisé pour aller vers sa voiture climatisée, et qui suffoque en parcourant les 500 mètres dans l’air brûlant du parking. Il y a quinze ans, on pouvait dormir sur le toit à New Delhi, mais aujourd’hui c’est impossible, il fait trop chaud.»
240 millions de climatiseurs
Cette solution individuelle de la climatisation représente toutefois un désastre collectif : ces machines relâchent tout l’air chaud des bâtiments vers l’extérieur, créant de terribles îlots de chaleur. Les gaz à effet de serre qui les font tourner fuient dans l’atmosphère et enfin, elles requièrent énormément d’énergie. En été, 40% de l’électricité de New Delhi est consommée uniquement pour la réfrigération.
Le problème ne fait qu’émerger : aujourd’hui, à peine 10% des Indiens sont équipés de climatiseurs et plus de 4 millions de nouvelles machines sont vendues chaque année. A ce rythme, selon l’agence internationale de l’énergie, l’Inde pourrait compter 240 millions de climatiseurs en 2030, contre 15 millions en 2011, faisant du pays l’un des plus grands consommateurs de réfrigération du monde.
Le gouvernement vient donc de lancer un «plan d’action de la réfrigération», avec pour but de réduire de 25 à 40% les besoins en énergie pour le refroidissement d’ici à 2037-2038. Un comité vient de rendre un rapport recommandant des mesures pour y arriver. «La priorité est de modifier le code du bâtiment, insiste Chandra Bhushan, directeur adjoint du Centre for Science and Environment et coauteur de ce rapport. Nous devons nous assurer que les nouveaux bâtiments sont mieux isolés et ont besoin de moins de refroidissement. Cela passe par la généralisation du double vitrage, la ventilation naturelle ou les climatiseurs de quartier. Cela sera difficile mais nous n’avons plus le choix : nous n’aurons bientôt plus assez d’énergie pour refroidir tous les bâtiments.»
Tuyaux froids
Des systèmes alternatifs existent déjà, mais n’ont pas été répliqués à grande échelle. Dans le centre d’affaires de Gurgaon (sud-ouest de New Delhi), le promoteur immobilier DLF a installé il y a onze ans un énorme et très économe climatiseur de quartier. DLF produit d’abord son électricité grâce à du gaz naturel. Les fumées brûlantes sont récupérées et servent à chauffer de l’eau, qui s’évapore et retombe ensuite, grâce à un mélange chimique, en gouttelettes froides. Cette eau de 7 degrés est ensuite envoyée dans un réseau de tuyaux qui passe dans tous les bâtiments et des ventilateurs soufflent sur ces tuyaux froids, ce qui rafraîchit l’intérieur des pièces.
Cette technologie de «réfrigération par absorption de gaz» permet à Broad, la multinationale chinoise engagée pour ce projet, de refroidir douze immeubles et 1,6 million de m2 de bureaux et appartements répartis sur 3 km2, ce qui en fait le plus grand projet de la sorte en Inde. Et le tout sans utiliser de gaz polluant et en consommant 60 fois moins d’énergie que les climatiseurs électriques. L’installation est ainsi rentabilisée en trois ans.
Seul inconvénient, il faut construire ce réseau en même temps que les bâtiments. Mais l’Inde est en plein chantier, offrant des débouchés à cette technologie écologique. Dans le sud de l’Inde, l’Etat de l’Andhra Pradesh est par exemple en train de se construire une nouvelle capitale, Amaravati. Et la firme émiratie Tabreed, détenue à 40% par le français Engie, a été engagée pour développer et gérer le système de climatisation de quartier des futurs bâtiments publics du centre de cette ville, sur une zone de 1 km2.

Article publié dans Libération du 6 juin.

Et pour écouter la version audio, et visiter cette centrale de réfrigération écolo, voici le reportage sur France Culture 


mercredi 5 juin 2019

Deuxième mandat historique pour l'hindouiste Narendra Modi


Le parti du Premier ministre, le BJP, a remporté les législatives à la majorité absolue pour la deuxième fois consécutive. Un résultat obtenu, en dépit d’une situation économique mauvaise, grâce à une campagne axée sur la division religieuse et la surenchère sur la menace terroriste



Deux militants en tunique safran et or arrivent solennellement devant le siège du Bharatiya Janata Party (BJP), au son de leur conque religieuse et munis d’un sceptre artisanal : un bâton d

e deux mètres coiffé de rayons solaires qui tournent autour du visage de Narendra Modi. Il est midi, et l’image du nouveau «Roi Soleil» règne déjà sur la destinée de 1,3 milliard d’Indiens. Le parti nationaliste hindou, au pouvoir depuis 2014, s’est assuré jeudi une victoire historique : il remporte la majorité absolue pour la deuxième fois consécutive, ce qui n’était pas arrivé depuis 1984. Seule la formation la plus ancienne du pays, le Congrès, avait réussi un tel exploit.
La centaine de partisans réunis devant le QG du BJP exultent, font exploser des pétards et sonner les tambours au chant de «Vive Ram, vive Modi», assimilant le dieu hindou au leader charismatique. Ces élections législatives indiennes sont devenues un référendum sur la personne de Modi, tant il a transformé sa fonction de Premier ministre d’un Etat fédéral en une direction présidentielle centralisée. Ses décisions les plus controversées et dévastatrices, comme le retrait de l’essentiel des billets de banque en 2016, ont ainsi été prises quasiment sans consultations - une procédure autoritaire qui a choqué au sein de la démocratie la plus peuplée du monde.
Mais Narendra Modi remporte finalement le plébiscite : tout le nord et le centre de l’Inde, du Rajasthan jusqu’au Bengale, ont été balayés par une vague safran, couleur de l’hindouisme et du BJP, qui a même emporté le siège d’Amethi, circonscription tenue par la dynastie des Nehru-Gandhi depuis 1980. Le député sortant de cette ville de l’Uttar Pradesh n’est autre que Rahul Gandhi, président du Congrès, principal parti d’opposition, et aspirant au poste de Premier ministre. Il ne conserve son poste de député que grâce à sa deuxième candidature et sa victoire à Wayanad, une localité bien moins conflictuelle. Seules les régions méridionales du Kerala et du Tamil Nadu ont échappé au tsunami hindouiste du BJP ou de ses alliés.

Second souffle

Rien n’était pourtant gagné pour Narendra Modi, dont le bilan économique est particulièrement mauvais : le chômage a triplé en six ans, des centaines de millions d’agriculteurs sont dans une détresse affolante et les mesures choc prises par son gouvernement n’ont fait qu’empirer la situation. Pendant la campagne, le BJP a donc évité tous ces thèmes, ainsi que les promesses de développement qui l’ont porté au pouvoir en 2014, et privilégié des sujets plus populistes, comme la sécurité nationale et la division religieuse.
Deux mois avant le début du scrutin, un événement tragique a offert un second souffle au Premier ministre et s’est avéré déterminant dans sa victoire : une terrible attaque de terroristes pakistanais a tué 41 paramilitaires au Cachemire indien. Dix jours après, le gouvernement a répliqué en envoyant des chasseurs bombarder un camp de terroristes au Pakistan, une manœuvre inédite qui définit toute la dialectique du BJP.
Modi se présente dès lors comme le «gardien» de la nation indienne contre les islamistes voisins, et le référendum devient impossible à remporter pour l’opposition. «C’est le terrorisme ou Narendra Modi», avertissent les candidats du BJP pendant la campagne. Dans l’Etat de l’Uttar Pradesh, qui connaît depuis longtemps des tensions entre hindous et musulmans, le chef du gouvernement régional, un moine radical du BJP, sillonne l’Etat en présentant l’islam comme un «virus» et les musulmans comme des traîtres qui collaborent avec le Pakistan. Ce discours venimeux lui vaut une interdiction de faire campagne pendant trois jours, une sanction rare de la Commission des élections, mais la méfiance religieuse est instillée et le BJP ratisse le vote majoritaire des hindous.

Omniprésence

«Cette victoire montre qu’en Inde, on peut désormais remporter une grande élection sans avoir un bon bilan économique, analyse Gilles Verniers, directeur du centre de données politiques de l’université Ashoka, à New Delhi. L’Inde suit ainsi une trajectoire qu’on voit de plus en plus dans le monde, selon laquelle des gouvernements qui ont peu de prise, voire un impact néfaste, sur l’économie de leur pays parviennent à se maintenir au pouvoir par des moyens populistes, en jouant sur les émotions, le patriotisme, la sécurité nationale ou l’immigration. L’Inde est rentrée de plain-pied dans cette catégorie.»
Une des recettes de cette victoire historique est également le manque d’alternative solide : le seul parti national d’opposition, le Congrès, a d’abord été rendu invisible et inaudible pendant les cinq dernières années par l’omniprésence médiatique de Narendra Modi, à la télévision, à la radio et dans les journaux. Il n’a pas donné une seule conférence de presse pendant son mandat mais s’est adressé quasiment tous les mois aux Indiens par de longues interventions au micro de la radio publique, tel un Chavez hindou et de droite.
Et surtout, le Congrès, qui a dirigé l’essentiel des gouvernements depuis l’indépendance de l’Inde, n’a pas su se renouveler depuis sa défaite cuisante de 2014. «Ils sont à la fois déprimés, dépressifs et arrogants, ce qui est une combinaison désastreuse, poursuit Gilles Verniers. Le problème du parti du Congrès, c’est qu’ils ne savent pas faire sans les Gandhi». Rahul Gandhi, quatrième génération à la tête de la formation, a surtout présidé au déclin du Congrès. Il a présenté sa démission jeudi soir, mais elle sera certainement refusée, faute de remplaçants.

Article publié dans Libération le 24 mai.