lundi 10 août 2020

Un an après la perte de son autonomie, le Cachemire forcé à souffrir en silence

La scène ne dure que quelques secondes. Nous sommes le 30 juillet 2019 et Saifuddin Soz, l’un des dirigeants du parti du Congrès au Cachemire et ancien ministre fédéral, passe la tête au-dessus du mur d’enceinte de sa maison de Srinagar, la capitale régionale. L’air hagard, il lance aux quelques journalistes situés de l’autre côté : «Je n’ai pas le droit de sortir de ma maison, je ne peux pas rendre visite à ma fille, je suis prisonnier…» Il n’a pas le temps de finir sa phrase qu’un garde surgit et l’attrape violemment, avec l’aide d’un militaire. Puis des cris : «Laissez-moi tranquille, ne me touchez pas !», s'exclame l'homme politique de 82 ans.

Cette scène illustre la répression de l’opposition en cours depuis un an dans la seule région à majorité musulmane de l’Inde. Le 5 août 2019, le gouvernement fédéral annonce l’abrogation unilatérale et par décret présidentiel de l’autonomie de la région du Jammu-et-Cachemire (J&K), sans prévenir ni consulter les élus locaux ou les habitants, mettant fin à un statut constitutionnel qui durait depuis un demi-siècle. Cela entraîne la dissolution de l’Etat du J&K, remplacé par un Territoire de l’Union, administré par New Delhi à travers un gouverneur qu’il nomme, et appuyé par une assemblée élue aux pouvoirs limités.

Des milliers d'arrestations

Pour prévenir toute réaction violente dans cette région secouée depuis trente ans par une rébellion indépendantiste armée, New Delhi impose du jour au lendemain des restrictions extrêmement sévères : toutes les lignes téléphoniques sont coupées pendant vingt jours, les communications mobiles pendant deux mois et demi et des milliers de militants et dirigeants politiques appartenant à tous les partis d’opposition, sont arrêtées de manière «préventive» – 8 000 de manière formelle, selon nos sources. Leur opposition, présumée ou confirmée, à la révocation de ce statut pouvait en effet, selon New Delhi, constituer des troubles à l’ordre public.

Infographie : carte du Cachemire indien

Un an après, ce statut d’exception perdure dans cette vallée du Cachemire. «Plus de 1 000 personnes sont encore officiellement détenues», affirme Khurram Parvez, coordinateur de la Coalition de la société civile du Jammu et Cachemire (JKCCS). Parmi ces personnes, on trouve Mehbooba Mufti, la cheffe du gouvernement sortant, qui dirigeait jusqu’en juin 2018 la coalition avec le parti nationaliste hindou du BJP (Bharatiya Janta Party, au pouvoir à New Delhi). Elle est arrêtée sous le coup de la loi de «sécurité publique», qui permet une détention administrative et sans l’approbation d’un juge, pendant deux ans maximum, des personnes qui «peuvent agir contre la sécurité de l’Etat».

Démocratie paralysée

En plus de ces arrestations officielles, on en compte des dizaines d’autres non enregistrées, comme celle de l’ancien ministre fédéral Saifuddin Soz, dont le seul tort serait d’être en désaccord avec l’abrogation de l’autonomie de sa région. «Le gouvernement n’arrête plus ceux qui s’opposent à l’Inde [les indépendantistes, ndlr] mais les opposants au BJP et à son projet idéologique. Cela viole leur droit à avoir une opinion, et c’est donc illégal», soutient Khurram Parvez. Cette répression a décapité toute l’élite politique locale qui était en faveur du dialogue avec New Delhi, empêchant ainsi l’élection d’une nouvelle assemblée représentative. «En temps normal, un habitant peut avoir recours à son député quand il estime souffrir d’une injustice, explique Ajai Sahni, directeur de l'Institut de gestion des conflits (Institute for conflict management), à New Delhi. Maintenant, ce processus démocratique n’existe plus. Il ne reste que deux options aux Cachemiriens : se taire ou prendre les armes.»

Le gouvernement affirme avoir abrogé l’autonomie du Cachemire pour écarter les dynasties politiques corrompues et apporter aux habitants «la paix et le développement vécu dans le reste de l’Inde». Selon l’armée, les affrontements avec les militants ont baissé depuis six mois – ce qui suit une tendance observée auparavant – mais les habitants, eux, souffrent toujours des restrictions : la lenteur de l’internet, récemment rétabli en 3G seulement, empêche les jeunes d’étudier normalement et les commerces de prospérer, par exemple. «Si c’était pour notre bien, pourquoi ils ne nous ont pas demandé notre avis ? Si c’était pour le développement, pourquoi devoir réprimer toute opposition ? enrage Mariyeh Mushtaq, une jeune chercheuse de Srinagar. Le gouvernement est juste en train d’essayer de soumettre le peuple du Cachemire par la force.»


Article paru dans le Libération du 6 août 2020

jeudi 6 août 2020

En Inde, le gouvernement veut sacrifier l'environnement au profit des affaires

Vendredi, 14 heures. Une vingtaine de personnes arrivent discrètement, à vélo ou en triporteur, devant le ministère de l’Environnement, à New Delhi. Masqués et silencieux, ils se déploient, à deux mètres de distance les uns des autres, et brandissent des pancartes multicolores aux lettres écrites en capitale, avec un message : «Retirez l’EIA 2020», initiales en anglais pour «étude d’impact environnemental».

Cette procédure administrative, qui permet d’évaluer le coût écologique de la construction d’une route ou d’une usine, doit être profondément allégée par le gouvernement indien, qui a publié fin mars son projet, ouvert à suggestions jusqu’au 10 août. Les environnementalistes sont effrayés par cette tentative de dilution d’une procédure essentielle, mais la révolte est sourde : «La protestation est forte sur les réseaux sociaux, soutient Chittranjan Dubey, militant qui coordonne cette manifestation éclair. Mais beaucoup ont peur de sortir à cause de la pandémie, et la police ne nous autorise pas à manifester.»

Il n’empêche, c’est le quatrième vendredi consécutif que ce groupe d’irréductibles, tolérés par les agents du fait de leur petit nombre, se rassemble avec leurs pancartes devant le ministère. Ils se filment et se photographient, en espérant motiver les troupes confinées.

Déforestations et singes

La mobilisation est d’autant plus ardue que le texte de 83 pages de cette réforme est extrêmement technique. Le gouvernement affirme vouloir rendre ce processus d’approbation environnementale plus transparent et standardisé, mais l’une des principales préoccupations des spécialistes est que cette réforme en exempte les petites et moyennes usines de ciment ou de produits pétroliers par exemple, les petits projets hydroélectriques et les élargissements de routes nationales, autoroutes ou périphériques, ainsi que tous les ouvrages dits «stratégiques», terme gravement flou.

«Ces entreprises n’auront pas à réaliser de consultation publique, s’alarme le professeur T.V. Ramachandra, chercheur au centre pour les sciences écologiques à l’Institut des sciences de Bangalore, et ancien membre d’un comité régional d’inspection de ces projets. Ces élargissements de route peuvent détruire un écosystème vital. Or les consultations permettent aux fonctionnaires de comprendre cela, car ils y entendent les avis d’experts.»

De telles déforestations vont augmenter les contacts non-désirés entre les hommes et les animaux sauvages, ce qui peut faire émerger de nouvelles maladies, estime ce biologiste. «Dans l’Etat du Karnataka, entre 100 et 200 personnes meurent déjà chaque année de la fièvre du singe, car les singes se rapprochent des habitations et transfèrent leurs tics aux hommes. Le prix que nous allons payer pour ces exploitations de l’environnement sera donc bien plus important que celui du Covid-19 !»

«Copier le modèle chinois»

Prakash Javadekar, le ministre de l’Environnement, assure à Libération qu’il cherche à assurer «le développement durable de l’Inde : une croissance qui respecte l’environnement». Tout en rappelant que «les pays européens et les Etats-Unis ont bâti leur prospérité sur les émissions de carbone, alors que l’Inde n’est responsable que de 3% des émissions passées, qui entraînent le changement climatique». Il soutient qu’il prendra en compte les «centaines de milliers de réactions à la réforme», avant de la passer par décret – donc sans passage par le Parlement.

Le gouvernement de Narendra Modi, Premier ministre venu du Goujarat, la région la plus libérale et industrialisée du pays, a surtout une obsession : faciliter les affaires. Et il soutient que ces études d’impact environnemental les ralentissent.

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Cet argument ne tient cependant pas, selon Ritwick Dutta, avocat spécialisé des questions écologiques : «L’année dernière, le gouvernement indien a rejeté moins de 0,1% des projets présentés, et ceux-ci sont approuvés en deux ou trois réunions. Je pense que le gouvernement cherche un bouc émissaire et l’environnement est la proie la plus facile.» Cet avocat craint que la réduction des consultations publiques ne restreigne l’information concernant ces projets d’infrastructures. «L’Inde est en train de copier le modèle chinois, où le gouvernement dirige de manière opaque et avec comme objectif principal le soutien des industries.»

Depuis l’arrivée de Narendra Modi au pouvoir en 2014, l’Inde a gagné 79 places dans le classement de la Banque mondiale sur la facilité de faire des affaires (de 142 à 63). Mais dans le même temps, le pays a chuté de 13 places dans l’index sur la performance environnementale, pour terminer 168e sur 180 – l’un des pires pays dans le domaine. 


Article paru dans Libération du 29 juillet 2020

lundi 20 juillet 2020

Vaccin : l’Inde veut aller plus vite que le Covid

Le 3 juin, une entreprise indienne peu connue du grand public a entamé un processus qui pourrait bientôt délivrer le monde : elle a commencé la production d’un vaccin potentiel contre le Covid-19. Celui-ci, appelé AZD1222, est développé par des chercheurs de l’université anglaise d’Oxford, en partenariat avec le laboratoire britannique AstraZeneca.
Les essais cliniques ne devraient se conclure que dans plusieurs mois, mais cette société indienne, Serum Institute of India (SII), a décidé de commencer dès à présent la production : «Nous devons prendre ce risque en ces temps de crise, sinon nous prendrons un an de retard et cela serait dramatique», confie à Libération le PDG de l’entreprise, Adar Poonawalla. SII est en train d’affiner le processus et produira quelques milliers de doses tests pendant les prochaines semaines, qui ne seront pas vendues. Et espère produire «50 millions de doses par mois à partir d’août ou septembre». Puis un milliard par an si le vaccin est efficace.
Serum Institute of India a les moyens de ses ambitions : cette discrète entreprise familiale quinquagénaire, basée à Pune, près de Bombay (sud-ouest), est la plus grande productrice de vaccins au monde, en volume, avec 1,5 milliard de doses par an, soit environ un vaccin sur deux vendus sur la planète. Et cette société a décidé d’attaquer le nouveau coronavirus sur plusieurs fronts : en plus de l’accord avec l’université d’Oxford, SII s’est alliée avec l’entreprise pharmaceutique américaine Codagenix. Cette dernière va développer un vaccin contre le Covid-19 et SII investira dans les essais cliniques, la production et la distribution.

La pharmacie du monde

L’entreprise indienne a également un accord avec l’autrichienne Themis Bioscience pour la recherche d’un autre vaccin qui utiliserait le virus de la rougeole comme vecteur pour injecter une protéine de Covid-19, un processus qui pourrait prendre deux ans. Enfin, SII a développé une version améliorée du vaccin du BCG, dont il est l’un des plus grands producteurs mondiaux, et mène des essais cliniques en Inde et en Allemagne pour savoir si, comme certains scientifiques l’évoquent, celui-ci permet de renforcer l’immunité et d’aider à réduire la mortalité du Covid-19. «Nous aurons les résultats de ces tests d’ici le mois d’août», affirme Adar Poonawalla. Cette formule n’empêcherait pas les infections, prévient-il, mais offrirait «une protection bon marché, à un dollar la dose».
Pendant cette crise sanitaire, l’Inde émerge plus que jamais comme la pharmacie du monde. Le secteur pèse 35 milliards d’euros, dont la moitié grâce aux exportations. Le pays est déjà le premier producteur de l’essentiel des vaccins et des médicaments génériques, comme l’hydroxychloroquine (HCQ). L’Inde a montré son importance stratégique en avril dernier en fournissant les doses de HCQ réclamées en urgence par les Etats-Unis. Cet antipaludéen était alors perçu comme un remède au Covid-19 - ce qui a été contredit par les résultats de trois grands essais cliniques, publiés début juin. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a ensuite arrêté ses recherches sur ce médicament.
L’urgence sanitaire a également réveillé les autorités indiennes, qui décuplent leurs efforts. «Cela fait soixante-dix-huit jours que je travaille sans arrêt, week-ends compris, confie Hemant Koshia, directeur de l’Autorité de régulation de l’alimentation et des médicaments (FDA) dans l’Etat du Goujarat (nord-ouest), région industrielle où est généré un tiers des revenus du secteur. En quatre-vingts jours, nous avons par exemple attribué 79 licences pour des masques et des gels hydroalcooliques.» Cette crise permet également une meilleure coordination avec les autorités fédérales, qui «ont envoyé des protocoles de soins contre le Covid-19 le dimanche à 23 heures», se souvient ce fonctionnaire régional. «Avant, New Delhi était fermé le week-end et il était difficile de trouver quelqu’un après 18 heures en semaine.»

Un accès équitable ?

Cette célérité administrative permet d’espérer avoir un vaccin bien plus tôt que prévu, assure Adar Poonawalla. «Les autorisations qui nous demandaient deux ou trois ans d’attente sont obtenues en deux ou trois jours.» Il reste à savoir qui recevra les premières doses d’un potentiel vaccin fabriqué en Inde. Pour le vaccin d’AstraZeneca, Serum Institute of India s’est engagé à fournir l’Inde et les pays du Gavi, alliance internationale qui fournit les Etats les plus pauvres. Le laboratoire britannique a également promis de fournir 333 millions de doses aux Etats-Unis et 400 millions de doses à prix coûtant d’ici à la fin de l’année aux Etats européens, mais cette production devrait être réalisée dans d’autres pays. Les ONG appellent l’OMS à intervenir pour assurer un accès équitable, pour tous les pays, au futur vaccin contre le nouveau coronavirus, au lieu d’un accaparement par les plus offrants.
S’il est produit en Inde, ce vaccin sera en tout cas plus abordable. «Les sociétés comme le Serum Institute of India produisent de grandes quantités de doses, sur lesquelles elles font moins de profits, explique Kate Elder, conseillère sur la politique de vaccins chez Médecins sans frontières. Alors que les multinationales vendent de plus petites quantités avec une plus grande marge et vendent les vaccins plus chers.» Quel que soit le pays de fabrication, MSF demande à toutes ces entreprises «une plus grande transparence pour obtenir les meilleurs prix de vaccins». 

Article publié dans Libération, le 28 juin 

lundi 13 juillet 2020

Coronavirus : à New Delhi, inquiétude et désarroi face à la pénurie de lits

La voix de Bhupesh Gupta se déchire quand il raconte le périple mortel de son frère Kamal. Celui-ci, âgé de 41 ans, était diabétique et commençait à souffrir d’insuffisances respiratoires. Bhupesh l’emmène donc dans un premier hôpital privé, BL Kapur, à l’ouest de New Delhi, où on lui fait une radio du torse et on lui donne des médicaments vers 19 heures. «Kamal se sentait encore très faible. Mais à minuit, ils nous disent qu’ils ne peuvent pas l’hospitaliser car ils n’ont pas assez de lits», raconte-t-il. Cette phrase reviendra ensuite comme une rengaine dramatique, car la famille Gupta fera le tour de cinq autres hôpitaux privés et publics de la capitale indienne, pendant deux jours, et affrontera à chaque fois le même mur.
«Les quatre premiers nous ont refusés directement, nous disant qu’ils n’avaient pas de lit, raconte Bhupesh. Au sixième hôpital, son niveau de sucre était à 57, ce qui est très bas, et il respirait mal, mais ils l’ont quand même laissé dans l’ambulance pendant des heures et ont refusé de l’hospitaliser. Quel hôpital peut faire cela ?» Son frère Kamal décède finalement à l’entrée de Lok Nayak Jai Prakash (LNJP), le plus grand hôpital de New Delhi dédié au traitement du Covid-19. Mais l’ironie est que, malgré ses difficultés respiratoires, «personne ne l’a testé pour le coronavirus», s’insurge Bhupesh, en ravalant un sanglot.
Ce cas semble être encore une exception dramatique, mais pourrait bientôt devenir la norme : le Covid-19 se propage en effet à une vitesse alarmante dans les grandes villes indiennes et les infrastructures hospitalières de New Delhi sont en train d’être submergées. L’Inde a enregistré 330 000 cas depuis le 1er février pour 9 500 décès, soit le 4pays le plus touché du monde, derrière la Russie, avec 11 000 nouveaux cas par jour (soit une augmentation quotidienne de cas d’environ 3%). Lundi, l’Etat indien du Tamil Nadu, dans le sud du pays, a ordonné le reconfinement de l’agglomération de Chennai. Cette mesure, qui concerne environ 15 millions de personnes, marque le premier pas en arrière majeur dans le déconfinement du pays, entamé début juin.

Moins de 10 000 lits

A elle seule, la capitale indienne New Delhi compte 41 000 cas, soit 12% des infections, et maintenant que les frontières régionales sont ouvertes, les autorités de la capitale s’attendent à une explosion : les infections devraient plus que doubler en deux semaines pour dépasser les 100 000 cas d’ici à la fin du mois, et 550 000 d’ici à la fin juillet. Or pour l’instant, la ville ne compte que 9 828 lits dédiés au traitement du Covid-19.
Le gouvernement régional a déjà réquisitionné des hôtels de luxe mais pense aller bien plus loin : d’abord, grâce à une collaboration exceptionnelle avec le gouvernement fédéral, ennemi politique qui lui a toujours mis des bâtons dans les roues, il va pouvoir convertir 500 wagons de train pour y accueillir 8 000 lits. 11 229 autres lits seront déployés dans 77 grandes salles de mariage, 4 628 lits dans 40 hôtels et 2 500 dans le plus grand centre d’exposition de la capitale. En tout, le gouvernement régional espère quasiment quadrupler le nombre de lits Covid disponibles dans les semaines à venir, ce qui serait juste assez pour tenir jusqu’au 15 juillet.
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Et cela ne pourrait régler qu’une partie du problème. Car ces refus arrivent alors qu’officiellement, les centres de soins ne sont pas pleins : dans l’hôpital LNJP, seulement 40% des 2 000 lits sont occupés, selon Ritu Saxena, la responsable de la coordination Covid de l’hôpital, avec un rythme de remplissage de 100 lits supplémentaires par jour. «Nous avons surtout besoin de plus de personnel, reconnaît-elle, car habituellement, les familles des patients sont présentes pour s’occuper de leurs besoins quotidiens, mais maintenant on ne peut pas les accepter, donc nous devons nous occuper de tout. Pour l’instant la situation est sous contrôle, mais cela peut vite changer si des milliers arrivent chaque jour, comme certains l’évoquent.»

«Je veux qu’il sorte»

L’esplanade devant le bâtiment principal de cet hôpital est relativement vide, par rapport à la période prépandémie, ces centres publics de soins accueillant habituellement une foule de patients. Ce lundi, une file d’une vingtaine de personnes s’allonge devant une tente. Ce sont les proches des patients. Sandeep Kumar vient déposer de la nourriture pour son père de 58 ans, arrivé le 7 juin avec de grandes difficultés respiratoires. «Ils l’ont testé en arrivant, et le résultat a été rendu au bout de sept jours, témoigne cet homme corpulent, le cou et la bouche recouverts d’un épais tissu rouge et blanc. Maintenant, ils lui ont donné de l’oxygène et s’occupent bien de lui.»
Cette lenteur dans le dépistage enrage beaucoup de proches. «Cela fait dix jours que mon mari a été hospitalisé et on n’a toujours pas les résultats, affirme Sumita Sompal, devant la grille de l’hôpital. Il avait la dengue mais ils suspectaient aussi le Covid. Maintenant il est enfermé dans cet hôpital et il me dit qu’il voit des cadavres de patients abandonnés. Je veux qu’il sorte, car s’il n’a pas le coronavirus, il va l’attraper !»

«Sauvez Delhi !»

La difficulté du dépistage est l’un des points faibles de New Delhi. Le magasin de Pramod Gupta, dans le sud de la ville, a fermé pendant trois semaines car un des travailleurs, également membre de sa famille, a été infecté. «Selon la réglementation, je devais me faire tester, témoigne cet épicier. Et j’ai essayé de le faire dans plusieurs hôpitaux privés. Dans l’un d’entre eux, ils ne donnaient que 40 coupons de dépistage par jour, il fallait se les arracher ! J’ai donc abandonné et rouvert mon magasin.» Seulement 5 218 patients ont été testés chaque jour depuis le 1er juin à New Delhi, et 25% ont été déclarés positifs – un taux extrêmement élevé qui prouve que le virus est mal dépisté. Le gouvernement prévoit de tripler ce rythme dans une semaine.
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En attendant, les corbillards ne cessent d’arriver dans le crématorium hindou de Nigambodh Ghat, au nord de la capitale. Le nombre de cadavres reçus chaque jour a augmenté de 50% ces dernières semaines et cela offre parfois des visions d’horreur aux familles endeuillées. «Ils ont empilé dix corps dans une ambulance, les uns sur les autres», témoigne Nidhi Gupta, horrifiée. L’un des corps était celui de sa mère, morte la veille à l’hôpital LNJP, en attendant le résultat de son test de Covid-19. «C’est inhumain, on traite les humains de façon pire que des animaux ! Maintenant, nous ne demandons qu’une chose au gouvernement : sauvez Delhi !» lâche cette jeune femme, avant de repartir dans un long et inconsolable sanglot.

Article publié dans Libération du 15 juin

jeudi 18 juin 2020

New Delhi : le doux air pollué du déconfinement

Les klaxons résonnent à nouveau dans les rues de New Delhi, et avec eux plane un doux air pollué du déconfinement. Les agaçants triporteurs «auto-rickshaws» jaune et vert se faufilent enfin entre les voitures comme des mouches, à coups d’avertisseurs. Les énormes autobus, taillés comme des camions militaires, carburent enfin de manière suicidaire, brûlant les feux rouges avant de piler pour débarquer leurs passagers comme du bétail. On en a même déjà vu en panne sur le bord de route : il n’y a pas de doute, la capitale indienne se déconfine, et les 20 millions d’habitants de cette cité commencent à nouveau à respirer leur tendre air carboné.
Le bolide de Vineed Kumar et sa "protection"
Depuis mardi dernier, les rickshaws et les autobus, piliers de la mobilité urbaine indienne, ont repris du service à New Delhi, après deux mois au garage pour cause de Covid-19. Alors attention, comme après tout sevrage, la reprise est thérapeutique : pas plus d’un passager par triporteur, seulement vingt dans les autobus. Mais comme pour chaque traitement, il y a ses récalcitrants, particulièrement nombreux en Inde où la loi est souvent prise comme une suggestion. Les autobus sont peu nombreux à circuler et dès le premier jour, on voit donc une famille, fatiguée d’attendre dans cette chaleur estivale, se tourner vers le chauffeur d’un triporteur impatient. Un regard, deux mots, et les quatre membres embarquent illégalement dans le petit habitacle, avant de faire rentrer leurs grosses valises. Confinés dans un nouvel espace, mais à l’air libre.

Chaos discipliné

Il y a tout de même les précautionneux. Vineed Kumar, lui, a préparé son retour sur les routes. Son bolide est maintenant équipé d’un «écran» plastique qui sépare l’habitable en deux parties et le protège donc des passagers assis derrière lui. Une exception, certes, mais un modèle à suivre. Cependant, une fois passée l’excitation des retrouvailles, force est de constater que tout le monde n’est pas au rendez-vous. D’abord, le métro, cousin enterré aux passagers trop comprimés, reste confiné. Et même en surface, la circulation n’est pas aussi folle qu’aux grands jours. Le bruit d’ambiance est posé, mais le chaos reste discipliné.
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Il est vrai que les écoles n’ont pas repris et les commerces des zones commerciales sont tenus de suivre une acrobatique alternance : un magasin ne peut ouvrir qu’un jour sur deux, certains les jours pairs, les autres les jours impairs. Et tout cela réduit bien sûr la circulation. Mais il y a une raison plus triste à ce vide urbain : une partie des 100 000 conducteurs d’auto-rickshaws de New Delhi sont repartis dans leur Etat d’origine, le Bihar ou l’Uttar Pradesh. Ils ont quitté, comme des réfugiés, cette mégapole qui les a délaissés pendant ce confinement cruel. Et aujourd’hui qu’elle cherche à revivre, New Delhi ne peut que pleurer leur absence. Et espérer qu’elle saura les attirer à nouveau.

Chronique publiée dans Libération le 24 mai

vendredi 22 mai 2020

Contre le coronavirus, des innovations Made in India

Il y a environ deux semaines, quand le Covid-19 commence à menacer tous les Etats indiens, les médecins sonnent l’alarme : les hôpitaux n’ont pas assez de respirateurs artificiels pour faire face à la crise à venir. Le gouffre est même gigantesque : l’Inde en compterait environ 40 000 unités, l’essentiel déjà utilisé pour des patients en état critique, alors que le pays d’1,3 milliard d’habitants en aurait besoin de 4 à 20 fois plus pour les futurs malades du coronavirus, suivant l’ampleur de la contagion. Or il est très difficile d’en acheter autant en si peu de temps et, surtout, la majorité des respirateurs sont importés de pays qui en ont également besoin.
C’est à ce moment qu’une équipe d’ingénieurs du Kerala (sud), l’un des Etats les plus infectés, décide d’agir. Leur objectif : créer un respirateur ambulatoire automatique à masque, pour les transports de patients en ambulance ou ceux qui n’ont pas accès aux respirateurs avec tube. Il faut qu’il soit bon marché et que toutes les pièces soient disponibles en Inde. «Nous avons repris des plans publiés en 2010 par le Massachusetts Institute of Technology (MIT) et les avons simplifiés au maximum», explique Tom Thomas, directeur du projet au sein de la Kerala Start-up Mission, l’incubateur public de Cochin, qui a accueilli les cinq ingénieurs, âgés de 27 ans en moyenne. Le brainstorming commence alors que l’Inde est placée en confinement et une partie de l’équipe dort sur place. Le prototype du «Respiratory Apparatus» est fabriqué en une semaine : «Le moteur compliqué du MIT a été remplacé par celui qui active les essuie-glaces de voiture et que l’on peut trouver dans n’importe quel garage», poursuit Tom Thomas, qui estime que chaque unité devrait coûter 7 000 roupies (84 euros), soit bien moins cher que les Ambu Bag, des insufflateurs manuels, importés.

En grande demande

L’équipe ne compte pas faire de bénéfice sur leurs ventes et a déjà publié tous les plans en ligne. Les dix premières unités seront fabriquées lundi, avant d’être testées en hôpital et un millier pourraient être produits par semaine. Mais ce n’est pas encore le moment de se réjouir. «Nous sentons que nous avons une énorme responsabilité sur les épaules», explique ce chef de projet de 31 ans.
La relocalisation de la production de respirateurs a déjà commencé depuis un an et demi pour la petite société Agva Healthcare, fondée par un ingénieur et un chirurgien neurologue. «Selon l’OMS, 2 millions d’Indiens meurent chaque année à cause du manque de respirateurs, affirme Deepak Agrawal, docteur du All India Institute of Medical Sciences (AIIMS) de New Delhi. Et les hôpitaux n’en ont pas car ils sont inabordables.» Le duo a donc remplacé des pièces en métal par d’autres en plastique moulé, éliminé les instruments superflus et condensé le logiciel dans une tablette fonctionnant sur Android. Résultat : 70% des pièces sont indiennes et leur respirateur avec intubateur de 3 kg coûte 150 000 roupies (1 800 euros), soit dix fois moins que ceux importés par Philips ou General Electric. La société avait déjà vendu mille unités quand le coronavirus s’est abattu sur l’Inde, et leur machine est depuis en grande demande. Ils l’ont alors rapidement améliorée, ajoutant par exemple un générateur d’ions négatifs pour éliminer les bactéries, et ont reçu ces derniers jours une commande de 25 000 unités, dont 15 000 pour le gouvernement.

«C’est le moment d’agir»

Quelque 10 000 respirateurs vont être fabriqués dans une usine de la plus importante marque automobile indienne, Maruti-Suzuki. «Ils sont experts dans la construction de châssis de voiture, ils vont donc faire le châssis de notre respirateur, explique le Dr Agrawal. Et ils vont beaucoup nous aider à nous approvisionner en matières premières, ce qui est très compliqué aujourd’hui.» Agva espère pouvoir ainsi produire 10 000 respirateurs d’ici à la fin du mois et 20 000 autres en mai. L’objectif est d’en fabriquer 100 000 dans les six prochains mois, ce qui ferait d’Agva le plus grand producteur indien de respirateurs. «Nous n’avions pas anticipé une telle demande, mais c’est le moment d’agir. Et je me sens fier de pouvoir ainsi servir mon pays et mes concitoyens», conclut le docteur Agrawal.
Cependant, l’Inde a été infectée plus tard que l’Europe et la crise n’en est donc qu’à ses débuts. Le pays compte plus de 6 500 cas actifs et 229 morts du Covid-19. L’ampleur de la contagion est du reste sous-estimée car le nombre de tests rapporte à la population est 24 fois moins important qu’en France – une lacune que le gouvernement est en train de corriger en introduisant ces jours des tests rapides de grande ampleur. Le confinement total de trois semaines, qui devait se terminer le 14 avril, devrait quant à lui être prolongé. 

Article paru dans Libération du 10 avril

vendredi 15 mai 2020

Narendra Modi et la mise en scène du confinement

En ces temps incertains, le Premier ministre indien a voulu s'assurer qu'il garder le contrôle sur sa population par des artifices ingénieux.  


«Namaskar !» Nous sommes le 19 mars, l’Inde compte 200 cas confirmés de Covid-19 pour quatre décès, et Narendra Modi apparaît, solennel, sur tous les écrans de télévision du pays. Les mains jointes devant sa barbe blanche bien taillée, le Premier ministre est venu demander aux Indiens de respecter un «Janata curfew», comme il l’appelle : un confinement populaire et volontaire d’une seule journée, pour le dimanche suivant. Et surtout, le Premier ministre invite les Indiens à faire du bruit, à 5 heures de l’après-midi, pendant cinq minutes, depuis leurs balcons ou terrasses, en l’honneur des médecins et autres policiers restés au front.
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Et, le jour intimé, les Indiens s’exécutent : munis de casseroles ou de conques religieuses, des millions sortent sur leurs balcons pour faire résonner leur enthousiasme et obédience à l’unisson. Certains, zélés, dépassent même les instructions et descendent dans la rue, se rassemblent en groupes pour mener des mini-processions bruyantes. Ci-gît la précieuse distance sociale. Baissez le rideau.

Marketing et croyances ancestrales

Ainsi s’est déroulé l’acte I de la mise en scène du confinement, par Narendra Modi. Car le Premier ministre indien est un communicant hors pair, un professionnel de l’évènementiel politique à l’ère du numérique. Et après le son, il va offrir la lumière. Deux semaines après ce premier discours, alors que les Indiens, amateurs des grandes foules, ont déjà goûté à près de dix jours d’un cruel isolement, Narendra Modi annonce l’acte II du confinement : le 3 avril, la population est cette fois priée d’allumer des bougies, pendant neuf minutes, à 9 heures du soir. Encore une fois, la proposition semble sortie d’un manuel de marketing, facile à retenir grâce à ce chiffre qui se répète. Et pas n’importe quel chiffre : le 9 est l’un des plus propices pour les hindous et il est surexploité à cette occasion, car ce discours a été diffusé à 9 heures du matin, après neuf jours de confinement, et demande aux Indiens d’agir le 5 avril (5/4) !
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Le message a également une résonance culturelle, voire religieuse : l’illumination de bougies fait référence à la fête hindoue de Diwali, célébration des lumières qui a lieu en automne et dont l’objectif symbolique est de lutter contre l’arrivée des ténèbres de l’hiver. Narendra Modi convoque donc avec brio les croyances ancestrales des Indiens et la religiosité profonde de ce peuple. Cela permet déjà de mettre du baume au cœur à cette population si sociale, qui peut ainsi «se rassembler» à distance pendant quelques instants dans de mêmes gestes. Mais le Premier ministre est surtout un homme politique obsédé par le contrôle vertical de ses administrés et ainsi, au lieu de laisser se développer des gestes de solidarité naturelle comme en Italie ou en France, il vient dicter ces moments de spontanéité. Pour montrer qu’il reste aux commandes et se présenter, plus que jamais, comme le père bienveillant et omniscient du peuple indien.

Article paru dans Libération du 17 avril