mercredi 28 décembre 2016

Inde: le pari risqué de la démonétisation

Le 8 novembre dernier, le Premier ministre indien Narendra Modi a annoncé l'invalidation immédiate des plus importants billets du pays. Cette démonétisation partielle, lancée dans le but de lutter contre l'économie parallèle, a déstabilisé la troisième économie asiatique. Car 98% des transactions sont réalisées en monnaie de papier, et que ces billets ne circulent plus facilement. Le gouvernement réussira-t-il son pari d'assainir l'économie ou plongera-t-il l'Inde dans la récession ?

Il est 10h du matin et Sandeep Malik fait la queue depuis déjà cinq heures devant l'agence de la banque Axis, dans le sud de New Delhi. Dans sa poche se trouvent quelques anciens billets de 500 roupies (7 euros), devenus invalides depuis le 9 novembre, qu'il souhaite déposer sur son compte. Et dans sa main, un chéquier qui lui permettra, espère-t-il, de retirer 10 000 roupies (137 euros) pour payer son loyer, car son logeur refuse les chèques. Cependant, la banque vient à peine d'ouvrir et il ne sait pas encore s'il réussira cette mission. « Cela fait trois jours que je fais la queue, explique ce couturier de 24 ans. Le premier jour, il n'y avait plus d'argent après 40 personnes. Le deuxième jour, après 90... Il me faut cet argent, car je n'ai même plus de quoi manger ». Près d'une centaine de personnes se trouvent dans la file ce matin-là, mais Sandeep est en tête et devrait y arriver. Pour les autres, cependant, comme pour des millions d'Indiens, le calvaire continue.

A quelques centaines de mètres de la banque Axis se trouve Kotla, l'un des bazars les plus dynamiques du sud de la capitale. Epiciers, tailleurs, vitriers ou quincailliers s'alignent sur près d'un kilomètre dans une ambiance habituellement bourdonnante. Mais depuis le 9 novembre, la rue principale est tristement silencieuse. « Nos affaires ont chuté de 65% », se désole RK Garg, propriétaire d'une épicerie, reflétant la tendance du quartier qui ne tourne qu'à la monnaie papier. En Inde, 98% des transactions sont réalisées en liquide.

22 milliards de billets à changer

Le Premier ministre Narendra Modi a stupéfait la nation en annonçant, le 8 novembre au soir, l'invalidation des billets de 500 et 1000 roupies (7 et 14 euros) – les plus grosses coupures en circulation, représentant 86% de la valeur fiduciaire. Son objectif est clair : lutter contre l'économie parallèle, qui englobe autant les échanges commerciaux légaux non déclarés que la corruption. Ceux-ci représenteraient 62% du Produit intérieur brut indien, selon Arun Kumar, économiste agrégé spécialisé dans le domaine, soit 1,29 trillion d'euros de transactions en 2016 qui échappent à tout impôt, car ils sont réalisés en liquide. La Banque mondiale, utilisant un calcul différent, l'évaluait à 20,7% du PIB en 2007. En annulant ces coupures, le gouvernement oblige les fraudeurs à venir échanger leur fortune à la banque et donc à payer des taxes dessus, ou à la perdre à jamais. Un pari risqué: car il a ainsi obligé la conversion de plus de 22 milliards de billets et paralysé une grande partie de l'économie.


Le secteur agricole, qui emploie un actif sur deux, a été l'un des plus touchés, car une grande partie de la population rurale n'a pas de compte en banque. Depuis l'achat de graines et d'engrais jusqu'aux emprunts, tout se réalise en monnaie papier. Les agriculteurs doivent donc retarder le semis et les récoltes ne peuvent être achetées par les grossistes, à court de « cash ». En un mois, le prix des légumes a donc été divisé par deux. En ville, les travailleurs journaliers ou contractuels ne trouvent plus d'emploi et beaucoup repartent dans leurs villages. Les classes moyennes s'en sortent, grâce à leur carte bancaire et aux nouveaux systèmes de portefeuilles électroniques sur smartphones tels que Paytm, devenus les grands gagnants de cette période trouble.


Etonnement, beaucoup des victimes collatérales du retrait des billets soutiennent cette mesure de démonétisation partielle : « Cela va mettre fin à la domination des riches et rendre les gens plus égaux », lance l'épicier RK Garg, qui espère que les nantis commenceront à payer leurs taxes.

Les rois de « l'argent noir », commerçants fraudeurs ou bureaucrates corrompus, sont en effet acculés et l'une des preuves est le gel des transactions immobilières. Ce secteur est en effet la voie royale du blanchiment, car une grande partie des achats se paie en monnaie papier. « Je venais de conclure trois importants contrats de 3,5 millions d'euros chacun, par lesquels 60% de la somme devait être payée en liquide, confie Sandeep Sikri, consultant pour l'agence immobilière Bricks India. Mais mes clients se sont retirés, car les promoteurs n'auraient pas accepté les anciens billets. » L'afflux de ces sommes non déclarées a créé une énorme bulle immobilière dans les grandes villes indiennes, qui devrait se dégonfler et faire baisser les prix, assure cet agent.

Risque de récession

Mais l'économie indienne pourra-t-elle se remettre facilement de cet électrochoc ? Selon l'économiste Arun Kumar, il faudra au moins six mois pour remplacer tous les billets, et en attendant, « les Indiens vont limiter leurs dépenses à l'essentiel. Ils reportent l'achat d'une chemise ou d'un réfrigérateur, en attendant des jours meilleurs. Le commerce de gros, de détail ainsi que les services sont donc touchés et dans un mois, ce ralentissement deviendra plus permanent, entraînant du chômage et faisant glisser l'économie en récession ».

De plus, le jeu n'en vaudrait pas la chandelle, selon ce chercheur spécialisé dans l'économie parallèle. « Les détenteurs d'argent noir le convertissent régulièrement dans l'immobilier ou l'or et seulement 1% demeure en liquide, considère-t-il. Et même ces 1% ne seront pas complètement touchés par cette démonétisation, car ces gens sont malins et trouvent encore de nombreux moyens de blanchir cet argent. J'estime donc que seulement 0,1% de l'argent noir disparaîtra », conclut le professeur Kumar. Le Premier ministre Narendra Modi, lui, a mis son image en jeu dans cette mission périlleuse et sera jugé sur sa réussite.

Pour aller plus loin et en ambiance,
voici le Grand Reportage de 20 minutes diffusé sur RFI.  

jeudi 27 octobre 2016

Cachemire: dans la zone la plus militarisée du monde



Il est bientôt 18 heures et les derniers rayons de soleil rasent le dôme de la Jamia Masjid, la majestueuse mosquée du XIVe siècle située en plein cœur de la vieille ville de Srinagar. Tout autour, les rues sont désertes. Un camion blindé de la police paramilitaire indienne siège devant le lieu de culte et impose le couvre-feu sur cette partie rebelle de la capitale d’été du Cachemire. Cette région à majorité musulmane, «poudrière» disputée entre l’Inde et le Pakistan depuis 1947, s’est de nouveau enflammée. Elle vit depuis trois mois la plus sanglante insurrection des six dernières années, qui a déjà coûté la vie à 95 civils et blessé plus de 15 000 autres.

La nuit commence à tomber. Pour les soldats, c’est l’heure de regagner les casernes. Leur engin démarre en trombe et lâche des grenades de gaz lacrymogène pour éviter les poursuites. C’est alors que les habitants reprennent possession de ces rues et laissent exploser une colère contenue pendant toute la journée.

En quelques minutes, une vingtaine de jeunes, certains masqués et agitant un grand drapeau pakistanais, s’amassent devant la mosquée et commencent à entonner le cri de ralliement des militants séparatistes : «Azadi !» Ce mot, qui signifie «liberté», se retrouve sur les murs de la ville, peint à la bombe à côté de slogans plus violents tels que «India, go home» ou «Indian dogs».

Billes de plomb

L’organisateur de cette manifestation clandestine, un jeune homme d’une vingtaine d’années au regard méfiant, est poursuivi pour quinze crimes et délits liés à l’insurrection. Son oncle est un combattant célèbre, impliqué dans le détournement d’un avion civil indien en 1999 et aujourd’hui abrité par le Pakistan.
«Les forces indiennes tuent nos frères et violent nos femmes : nous devons nous défendre, lance ce manifestant qui souhaite rester anonyme. Mon oncle est un modèle pour nous et le Pakistan, notre oxygène. Car ce sont eux qui font entendre notre voix aux Nations unies. Alors, si j’en ai l’occasion, j’irai là-bas pour combattre.»
C’est le meurtre de Burhan Wani, chef du groupe armé et indépendantiste du Hizbul-Moudjahidin, par des militaires le 8 juillet, qui a déclenché cet embrasement. Ce rebelle de 21 ans était pour beaucoup le symbole de la lutte contre la domination indienne, notamment grâce à sa présence sur les réseaux sociaux qui lui permettait de recruter d’autres jeunes.
Au lendemain de sa mort, des milliers de personnes se pressent pour ses funérailles, organisées dans son village du sud du Cachemire. Les séparatistes appellent à une grève générale. La région est placée sous couvre-feu. Mais la colère gronde, et les premières manifestations sont réprimées dans le sang.
La chair des jeteurs de pierres se retrouve alors marquée par une nouvelle arme pernicieuse : le fusil à plomb. Un seul tir projette en effet des centaines de billes et peut infliger de graves blessures. Dans le service ophtalmologique de l’hôpital SMHS, à Srinagar, le jeune Muhin, âgé de 12 ans, porte ainsi des lunettes noires bien trop grandes pour son petit visage. Le 1er octobre, «il jouait au cricket quand des policiers ont tiré des billes de plomb pour répondre à des insultes, raconte son père, dépité, à côté de son lit. Il en a reçu quatre dans l’œil droit». «Quand elles sont tirées à bout portant, ces billes sont plus dangereuses que des balles réelles, déplore un chirurgien de l’hôpital, qui désire rester anonyme. Car une balle suit une ligne droite dans le corps, mais ces billes se dispersent et peuvent toucher plusieurs organes. J’ai traité beaucoup de patients qui en ont reçu des centaines et on ne peut pas toutes les enlever.» Ces patients, qu’on appelle les «gens métalliques», les gardent donc en eux. «A long terme, le plomb est toxique pour le corps», précise le médecin.
Le jeune Muhin, 12 ans, a été touché par
des billes de plomb à l'oeil alors qu'il jouait au cricket
Cette arme, dont l’utilisation a été généralisée pour la première fois cette année, est comme une bombe à retardement. A plusieurs niveaux. «Mes études passeront maintenant au second plan»,rugit Zager, 18 ans. Ce jeune a reçu des billes dans l’œil alors qu’il circulait à moto avec un ami, qui se trouve lui entre la vie et la mort avec environ 200 billes dans le corps. «Maintenant, ma priorité sera de me battre pour notre liberté», ajoute-t-il.
Depuis le 8 juillet, plus de 600 civils cachemiris ont partiellement ou complètement perdu la vue à cause de cette arme. Le porte-parole de la réserve de la police nationale affirme que ces munitions ne sont utilisées «qu’en dernier recours, pour faire face à des jeunes particulièrement violents. Ils jettent des pierres et des cocktails Molotov dans le but de blesser grièvement nos soldats»,justifie Rajesh Yadav, qui reconnaît que certaines billes peuvent ricocher et toucher des passants.

Un soldat pour 17 habitants

Le Cachemire est considéré comme la région habitée la plus militarisée du monde. Plus de 700 000 hommes sont déployés pour sécuriser la frontière pakistanaise, par où passent des combattants, et lutter contre les militants indépendantistes qui, du côté indien, compteraient seulement 250 personnes en armes. Le Cachemire aurait donc un soldat pour 17 habitants, bien plus dans certains districts, d’où le sentiment de la population d’être sous «occupation» militaire. D’autant que ces forces sont protégées par une loi qui empêche leur poursuite sans l’accord du ministère de la Défense. Selon les associations des droits de l’homme, plus de 70 000 personnes sont mortes depuis le début de l’insurrection armée de 1989.
Le nom de Imtiyaz Mandoo vient d’être ajouté à cette longue liste. Le 9 juillet, cet homme de 30 ans fume une cigarette devant un magasin d’une ruelle de la ville sous couvre-feu d’Anantnag, dans le sud agité du Cachemire. Les paramilitaires sont en train de se retirer quand l’un d’entre eux revient, «se place à environ 500 mètres de distance et tire sur Imtiyaz à balles réelles», nous racontent plusieurs témoins de la scène. «Nous voulions le secourir, mais le policier a continué à tirer pendant cinq minutes.» Les paramilitaires affirment ne pas avoir de trace de ce meurtre. Rien d’étonnant : ses parents n’ont pas déposé plainte. «Personne n’a jamais obtenu justice au Cachemire, alors pourquoi je devrais réclamer cette justice pour mon fils ?» se lamente sa mère, Mishra.
La jeunesse du Cachemire, qui n’a connu que cette violence arbitraire et la mort de leurs proches, est à bout, explique Farman Rao, chercheur cachemiri et diplômé en psychologie. «Le taux de suicide est extrêmement élevé, ces jeunes n’ont plus d’espoir. Si personne ne s’occupe sérieusement de cette génération, ils pourraient d’ici un an être attirés par les attentats-suicides.»


Un jeune cachemiri,
touché par des billes de plomb.©DR
Le début d’une solution à ce conflit commencerait par la démilitarisation du Cachemire, mais «cela ne peut arriver que quand la violence baissera et le nombre d’infiltrations depuis le Pakistan diminuera», affirme Waheed Para, porte-parole du gouvernement régional du Jammu-et-Cachemire. Son allié est le Parti du peuple indien (BJP, nationaliste hindou) qui dirige également le gouvernement central du pays et refuse de rencontrer les représentants des séparatistes (Hurriyat).

La clé de cette résolution passe surtout par un dialogue entre les deux frères ennemis, l’Inde et le Pakistan, qui se disputent la souveraineté du Cachemire depuis soixante-neuf ans. Or New Delhi accuse son voisin de permettre à des terroristes, installés au Pakistan, de mener des attaques en Inde. La dernière, le 18 septembre, a coûté la vie à 19 militaires indiens. New Delhi a répliqué en attaquant certaines installations du côté pakistanais du Cachemire. Une incursion inédite qui fait craindre une escalade militaire. C’est donc le pire moment pour envisager des pourparlers entre les deux capitales. La paix au Cachemire reste encore un rêve lointain.
Article paru dans Libération du 19 octobre
Pour aller plus loin, ou par un chemin plus sonore, vous pouvez également écouter le documentaire de 20 minutes diffusé sur RFI. 

lundi 26 septembre 2016

Rafale en Inde : neuf ans de combat

©Armée de l'air

Quand le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a apposé sa signature sur le contrat de vente des 36 Rafale vendredi midi (23 septembre) à New Delhi, il a conclu un feuilleton commercialo-militaire de plus de neuf ans. Une saga qui a longtemps laissé croire à Dassault Aviation qu’il remporterait le «contrat du siècle», avant que celui-ci ne soit annulé et la commande divisée par 3,5.
En 2007, l’armée de l’air indienne lance l’appel d’offres initial pour l’achat de 126 avions de chasse «multirôle», chasseurs-bombardiers capables d’effectuer plusieurs types de missions, depuis l’interception en vol jusqu’à l’attaque au sol. Le Rafale est définitivement choisi en 2012 face à ses cinq autres concurrents et Dassault entame alors des «négociations exclusives» pour déployer un important aspect de ce contrat : les transferts de technologie. New Delhi veut en effet que 18 avions soient livrés en étant «prêts à voler» et que les 108 autres soient fabriqués à Bangalore, sous licence française, par l’entreprise publique Hindustan Aeronautics Limited (HAL). Il faut alors créer toute une chaîne d’approvisionnement sur place. Un défi qui se transforme en enfer logistique pour un engin aussi sophistiqué.
Les deux parties n’arrivent plus à s’entendre sur les dispositions et Narendra Modi, le Premier ministre indien fraîchement élu, décide en avril 2015 de révoquer cet accord pour commander à la place 36 avions «sur étagère»,construits en France. Une formule plus simple et rapide, même si elle va à l’encontre de la politique du make in India promue par le chef du gouvernement pour développer l’industrie du pays.
L’Inde paiera «environ 8 milliards d’euros» pour ces 36 chasseurs, dont les premiers doivent être livrés en 2019, explique Jean-Yves Le Drian. C’est nettement moins que les 15 à 20 milliards d’euros espérés par Dassault pour la vente de 126 appareils, mais cela demeure «le plus gros contrat passé par l’aéronautique militaire française», rappelle aussi le ministre. C’est également la plus importante commande de Rafale par unpays étranger, après l’achat de 24 chasseurs par l’Egypte et le Qatar l’année dernière. Le ministre de la Défense se réjouit du «saut qualitatif » qui est réalisé dans les relations franco-indiennes grâce à l’«interopérabilité réelle» entre les deux armées, qui partageront le même chasseur. «On s’engage sur cinquante ans», a-t-il conclu.

«Des milliers d’emplois créés»

Après tant d’attente, la signature de vendredi représente une bouffée d’air pour Dassault Aviation, qui engrange 60 % de la valeur du contrat. Les équipementiers Thales et Safran se partagent le reste. La production des Rafale, entièrement réalisée en France, fait travailler 7 000 personnes de manière directe ou indirecte. Il faut deux ans pour fabriquer un appareil, et aujourd’hui seulement onze unités sortent chaque année des usines. L’armée française était encore récemment le seul acheteur du Rafale. Les trois commandes fermes de ces 84 appareils en dix-huit mois pourraient forcer l’avionneur à ouvrir une deuxième ligne d’assemblage et devraient se traduire par un «doublement de la cadence des salariés» et la création de «quelques milliers d’emplois», notamment qualifiés (ingénieurs, techniciens, compagnons), estimait le PDG de Dassault Aviation, Eric Trappier, en mai 2015.

Une flotte indienne vieillissante

Cette signature à New Delhi représente également un énorme soulagement pour l’armée de l’air indienne, dont la flotte est vieillissante et plus assez garnie pour faire face aux menaces potentielles de ses voisins régionaux, la Chine et le Pakistan. L’Indian Air Force compterait aujourd’hui 33 escadrilles de 18 avions chacune (594 appareils), principalement composées de chasseurs russes (460 Sukhoï et Mig) ainsi que de 51 Mirage.
Non seulement cela est inférieur au minimum nécessaire de 42 escadrilles estimé par l’état-major pour assurer la défense aérienne du pays, mais ces avions sont en fin de vie. Les Sukhoï sont célèbres pour leurs accidents et leurs sorties de pistes et les Mirage sont en train d’être modifiés pour allonger leur espérance de vie.«L’armée indienne cherche depuis longtemps à moderniser sa flotte et ne possède pas d’avion qui a les caractéristiques technologiques du Rafale, confirme l’ex-amiral Uday Bhaskar, directeur du think tank Society for Policy StudiesSon introduction [dans la flotte] est donc vraiment la bienvenue.»
L’accord donné mercredi lors du conseil de sécurité gouvernemental, arrive à un moment significatif pour l’Inde. La semaine dernière, une vingtaine de combattants pakistanais a traversé la frontière du Cachemire et quatre d’entre eux ont réussi à pénétrer dans une base militaire indienne, à Uri, où ils ont tué 18 soldats. New Delhi cherche depuis à répondre à ces agressions, et même si l’action militaire est périlleuse entre deux pays qui détiennent l’arme nucléaire, l’armée évoque la possibilité d’utiliser des avions de chasse pour bombarder des camps de groupes terroristes pakistanais. Le fighter jet français pourrait alors s’avérer utile. «Le Rafale serait un chasseur capable d’assurer la domination dans les airs, explique l’ancien brigadier Rumel Dahiya, directeur adjoint de l’Institut d’études et d’analyses militaires (IDSA) de la capitale indienne. Il aurait ce qu’il faut pour protéger l’armée contre les autres menaces aériennes de longue distance. Et garder le ciel dégagé pour pouvoir s’engager sur le terrain ennemi.»
Ce chasseur multirôle de quatrième génération, «amélioré», est en effet un engin de pointe, capable de remplacer les autres types d’appareil (intercepteur, bombardier, attaquant au sol ou en mer), de porter trois fois son poids et de voler plus loin et plus longtemps que beaucoup d’autres. Une telle polyvalence n’est pas utile à toutes les armées, ce qui représente l’une des contraintes pour le vendre. L’autre est que le Rafale est bien plus cher que certains appareils de la même classe - jusqu’à deux fois plus onéreux que le Sukhoï 35 russe, qui est pourtant plus rapide en vitesse de pointe et peut porter deux fois plus de charge.
Certains en Inde, comme le chercheur Bharat Karnad, critiquent cette acquisition«coûteuse qui ne laissera plus d’argent à l’armée de l’air indienne pour réaliser d’autres achats significatifs pendant la prochaine décennie». Cet expert du Centre pour la recherche politique est un fervent défenseur d’une localisation de la production d’armement. L’Inde, malgré son important rôle régional et sa nécessité de se défendre de ses voisins chinois et pakistanais, a une industrie militaire embryonnaire. Le pays a de ce fait été le premier importateur mondial d’armement ces dix dernières années, avec une facture de 30,7 milliards de dollars (27,3 millions d’euros) entre 2006 et 2015, soit deux fois plus que la Chine, ce qui représente 11 % des achats globaux, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm.
Le Pakistan, qui a dépensé un tiers de cette somme, a justement dénoncé mercredi, devant l’Assemblée générale de l’ONU, cette course à l’armement «sans précédent» de son voisin. Signe d’un changement progressif, les premiers chasseurs indiens légers, appelés Tejas et en cours de développement par l’entreprise publique HAL depuis trente ans, sont sur le point d’intégrer l’armée de l’air.

«Prestation compensatoire»

L’objectif affiché du gouvernement indien est de devenir autonome dans la production d’armement. Et Dassault pourrait, ironiquement, l’y aider. Le contrat d’achat des 36 Rafale comprend en effet une clause de «prestation compensatoire» qui oblige les fournisseurs français à reverser une partie de la valeur du contrat dans l’industrie indienne, pour lui permettre de se développer. Dans ce cas précis, selon nos sources, cette part devrait s’élever à 50 % de la valeur, soit environ 4 milliards d’euros.
«Le but de cette clause est de créer une interdépendance entre les deux pays,explique Rumel Dahiya. La production de pneus pour un avion commun comme le Rafale peut, par exemple, être réalisée en Inde, ce qui reviendra moins cher que de les fabriquer en France. Vous perdez des emplois dans la production de pneus, mais vous créez d’autres emplois car vous fabriquez des avions pour l’Inde. Cela est donc favorable pour les deux parties.»
Mais parfois, le contrat ne précise pas aussi clairement comment doit être réinvesti cet argent et «les compagnies finissent par acheter du ciment ou de la teinture qu’ils auraient de toute façon commandés», prévient-il. Cela n’aiderait alors pas l’industrie d’armement ni l’économie indienne de manière significative. Les détails sur cet investissement des équipementiers français sont encore bien secrets et il faudra fouiller dans le millier de pages de ce contrat tant attendu pour connaître les vrais bénéfices que l’économie indienne, dans son ensemble, pourra en retirer

Article publié dans Libération, le 24 septembre

vendredi 27 mai 2016

Les chrétiens sont priés de faire silence

Les camions fusent sur la route nationale qui relie Indore à Bombay, traversant cette vaste plaine semi-déserte du centre de l’Inde. Des chameaux suivent d’un pas nonchalant les bords de la voie goudronnée, conduits par de frêles bergers enturbannés. Ouvert sur ce paysage désolé, un restaurant sans nom accueille quatre hommes silencieux aux regards inquiets. C’est la première fois qu’ils sortent volontairement de leur village de Dahar depuis le 14 janvier. Ce jour-là, ils sont réunis avec huit autres personnes pour «prier Jésus» quand une centaine de militants hindouistes font irruption, accompagnés de policiers. «Ils nous ont insultés, ont essayé de nous frapper et même tenté de mettre le feu à la moto qui était garée à l’extérieur», se souvient Padam Bhargawa.

L'un des habitants tribaux qui a rejoint la communauté chrétienne.
Et a été arrêté pour conversion. ©S.F.

Ces assaillants accusent les villageois, parmi lesquels un couple d’aveugles, de réaliser des conversions illégales au christianisme. Les agents arrêtent les douze adultes pour avoir semé la «discorde entre groupes religieux», et surtout pour «avoir mené des conversions en proposant des pots-de-vin ou par la force», un crime puni de dix ans de prison par la loi de l’Etat du Madhya Pradesh sur la liberté de religion. Selon ce texte, adopté en 1968 et renforcé en 2013, toute personne voulant changer de religion doit d’abord, sous peine d’amende, demander l’autorisation aux autorités, qui mènent une enquête sur ses motivations.
Cet Etat, dirigé depuis 2003 par les nationalistes hindous du Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du peuple indien), a connu le plus grand nombre de cas de violences contre les chrétiens en 2015, selon le Catholic Secular Forum (CSF) : 29 incidents contre 23 en 2015. Dans le pays, huit personnes seraient mortes l’année dernière et 350 auraient été attaquées pour cette foi, selon l’association chrétienne américaine Open Doors, qui vient de placer l’Inde au 17e rang des Etats les plus dangereux pour les chrétiens, derrière, notamment, l’Arabie Saoudite et l’Ouzbékistan. Une montée de quatre places qui serait due à la conquête par le BJP, en mai 2014 et pour la première fois depuis l’indépendance, de la majorité absolue à la Chambre basse. «Il y a eu une augmentation constante des agressions contre les chrétiens, confirme Joseph Dias, secrétaire général du CSF. Il semble que les militants hindouistes ont obtenu une licence pour viser librement les minorités.»
Eglise évangélique de Philadelphie
Les quatre croyants de Dahar ressentent cette oppression. Après leur arrestation, ils ont été envoyés en prison pendant six jours, puis relâchés sous caution. Le conseil de village leur a ensuite interdit de sortir de la localité et leur a infligé une amende de 5 000 roupies (65 euros), soit environ un mois de salaire, pour avoir «troublé l’harmonie de la commune». Ils se sont donc échappés à l’aube jusqu’à ce petit dhaba de bord de route, à 70 km de chez eux, pour raconter leur histoire. Celle de villageois tribaux pauvres et marginalisés qui ont trouvé une lueur d’espoir dans la petite communauté de l’Eglise évangélique de Philadelphie. «J’étais alcoolique, je battais ma femme et perdais tout mon argent au jeu, se souvient Sankar Chouhan, 40 ans. Il y a quelques années, une sœur m’a recueilli, j’ai commencé à prier avec eux et j’ai ressenti de la paix en moi. Maintenant, je traite mieux ma femme et peux économiser de l’argent.» Tous ces villageois démentent cependant s’être administrativement convertis au christianisme, ce qui nécessite une autorisation, et encore plus de forcer d’autres à le faire. «J’ai à peine assez d’argent pour vivre, avance le pasteur Anar Jamre. Comment pourrais-je payer des personnes pour changer de religion ?» Cette accusation ne tient qu’à cause de l’influence des groupes militants et des partis hindouistes, affirme-t-il : «Quand nous protestons auprès de la police, les agents nous disent qu’ils ne peuvent rien faire, car ils subissent des pressions politiques depuis Bhopal [siège du gouvernement régional, ndlr] ou New Delhi.»
Le christianisme est ancien en Inde. Saint Thomas aurait créé les premières communautés, au Kerala, au Ier siècle. Mais depuis, les missionnaires n’ont pu vraiment imposer leur présence, en dehors de ces côtes de l’Ouest et des confins du Nord-Est. Au mieux, l’icône de Jésus s’est parfois ajoutée sur l’autel des milliers de dieux hindous. Selon le recensement national de 2011, 2,3 % des Indiens sont chrétiens - la troisième religion du pays après l’hindouisme et l’islam.
Les différentes organisations hindouistes qui opèrent sous la férule de l’énorme RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh, organisation nationale de volontaires d’environ 5 millions de membres), le parent culturel du BJP, affirment cependant que le nombre de chrétiens ne cesse d’augmenter du fait de conversions, et que cela représente un danger pour la sécurité nationale. «L’hindouisme constitue le socle de notre unité nationale,explique Sachin Baghel, responsable provincial au Madhya Pradesh du Bajrang Dal, l’une des franges hindouistes les plus militantes. Donc quand une personne se convertit à une autre religion, c’est comme s’il changeait de nationalité, car il va suivre d’autres intérêts : un catholique sera fidèle au pape et un musulman se rapprochera du Pakistan.»
Les différentes institutions chrétiennes, depuis les nombreuses écoles de qualité jusqu’aux missions humanitaires, sont perçues par les nationalistes - et pas seulement les religieux - comme des moyens d’influencer les Indiens . «Au Kerala, l’Eglise catholique refusait d’enterrer les chrétiens qui rejoignaient le Parti communiste, écrit Rakesh Krishnan Simha, journaliste spécialisé dans les affaires stratégiques pour le site Indiafacts. Cela peut être traumatisant pour les membres de la famille, qui seront alors considérés comme des parias.»
Centrale nucléaire
Le soutien de membres de clergés chrétiens aux populations tribales et indépendantistes du Nagaland (Nord-Est), qui ont engagé depuis un demi-siècle une lutte armée contre New Delhi, ainsi que le soutien des représentants du Vatican aux manifestations de pêcheurs contre le lancement d’une centrale nucléaire au Tamil Nadu (Sud-Est) sont autant d’arguments qui montreraient que les chrétiens cherchent à diviser le pays.
Ce dernier cas a cristallisé les craintes d’une implication politique du clergé catholique : à partir de 2011, les manifestations et les grèves de la faim des pêcheurs - de foi catholique - étaient guidées par plusieurs membres de cette Eglise, dont l’évêque de Tuticorin. Deux ONG dirigées par ce dernier ont reçu plus de 8 millions d’euros pendant les cinq années précédentes, selon le relevé du ministère de l’Intérieur, et leurs comptes restent très obscurs quant à leur utilisation. Or, la centrale en question est de fabrication russe, en compétition directe avec les projets d’Areva et des entreprises américaines. L’intérêt de ces puissances était qu’elle n’ouvre pas - il semble que celui du clergé catholique aussi, même s’il affirme que cela était avant tout pour protéger les pêcheurs. Les autorités locales ont gelé en 2012 les comptes de ces deux ONG et le Premier ministre de l’époque, Manmohan Singh (Parti du Congrès, centre gauche, opposé au BJP), avait ouvertement accusé les Etats-Unis d’être derrière ces agitations.

Cet article a été publié dans Libération le 19 avril 2016

vendredi 20 mai 2016

Au Bangladesh, des ouvriers à meilleure enseigne

Trois ans après l'effondrement de l'immeuble de confection textile du Rana Plaza, l'organisme de l'"Accord" tente d'imposer des règles de sécurité plus strictes pour éviter un nouveau drame.  
Les ouvriers de l'usine Williams Denim prennent leur pause déjeuner.
Comme dans toute l'industrie, la majorité sont des femmes.  ©S.F
Shafiul Muzuabin avance d’un pas nerveux entre les lignes des machines à coudre bourdonnantes de son usine. Le directeur de Williams Denim, une entreprise de confection de vêtements de Savar, dans les environs de Dacca, doit recevoir ce lundi le rapport d’inspection de l’équipe d’ingénieurs de l’Accord, le nouvel organisme de contrôle de la sécurité dans le secteur. Ces derniers sont partis il y a quelques mois avec des blocs de murs du bâtiment afin d’analyser leur composition et leur capacité de résistance au poids des machines, des tissus et des plus de deux cents ouvriers qui y travaillent. «S’ils nous disent que les structures ne sont pas assez résistantes, nous n’aurons pas le choix : nous devrons déménager, confie, anxieux, ce jeune patron. Nous ne pouvons pas faire autrement : si nous ne respectons pas les recommandations de l’Accord, ils peuvent nous mettre sur la liste noire. Et cela nous ferait perdre énormément d’argent.»
Les craintes de Shafiul Muzuabin sont partagées par des centaines d’autres entrepreneurs de la confection textile du Bangladesh, qui ont dû récemment s’adapter à de nouvelles normes de sécurité. Et cette fois, il y a peu d’échappatoires. C’est le contrecoup, positif, de la tragédie du Rana Plaza.
Il y a trois ans, le 24 avril 2013, l’immeuble de confection de huit étages du Rana Plaza s’effondre en cédant à une faille dans une colonne : 1 127 ouvriers meurent. Le monde entier réalise avec quelle négligence le secteur a grandi au Bangladesh. La mobilisation syndicale et citoyenne force alors les marques à réagir. En mai, 190 enseignes, principalement européennes, comme Auchan, Carrefour, Zara et H&M acceptent de signer un accord contraignant qui met en place, pendant cinq ans, un contrôle indépendant des usines qu’elles engagent dans le pays, supervisé par les syndicats et le Bureau international du travail. Elles ne peuvent pas sortir du système, doivent participer au financement des rénovations et cesser toutes affaires avec une usine qui refuse de mener les réparations recommandées par la centaine d’ingénieurs déployés sur le terrain. Et le plus fort : ce sont ces marques qui paient, au prorata de leur activité sur place, les 44 millions d’euros du budget de ce qui a été nommé «l’Accord».

Bâti anarchique

En deux ans et demi de travail effectif, et alors que 220 marques l’ont maintenant rejoint, cet organisme a inspecté plus de 1 700 usines du secteur de la confection. Le constat initial fut terrible : cette industrie, qui engrange 27,6 milliards d’euros de revenus par an, emploie 4,2 millions de personnes, représente 80 % des exportations du Bangladesh et constitue le deuxième atelier textile de la planète, a été bâtie de manière anarchique.
«Aucun bâtiment ou presque n’a été construit selon les plans d’architecte initiaux, explique Rob Wayss, directeur de l’Accord. Par exemple, au lieu d’utiliser des pierres pour mélanger le béton, ils ont utilisé des briques cassées, ce qui est moins résistant. Beaucoup ont ajouté un, deux ou trois étages sans renforcer la base. Dans un grand nombre d’usines, on empilait de très lourds rouleaux de tissu du sol au plafond sur tout l’étage, sans penser à la charge que cela faisait peser sur le bâtiment.» Tous ces problèmes ont été identifiés a posteriori dans l’immeuble du Rana Plaza, depuis l’utilisation de matériaux hors norme jusqu’aux surcharges créées par les générateurs d’électricité sur le toit, en passant par les quatre étages supplémentaires rajoutés illégalement.
Aujourd’hui, l’Accord accompagne donc ces usines autant qu’il les contrôle. Ses ingénieurs font par exemple tracer des lignes jaunes sur le sol et le plafond pour indiquer aux chefs d’atelier les volumes maximums de tissus qu’ils peuvent entreposer et mieux les répartir.
Dans la fabrique Williams Denim, ils ont poussé Shafiul Muzuabin à élever un muret afin d’isoler le générateur d’électricité et le transformateur, et ont révisé son installation électrique - le tout pour prévenir les risques d’incendie. Ce fournisseur de marques danoises, allemandes et polonaises a dû débourser 2 800 euros pour cela. Et devrait encore installer deux portes coupe-feu, mais leur prix (3 400 euros la paire) est un sérieux frein. Et malgré leurs engagements, les clients de Muzuabin refusent de participer aux rénovations, affirmant qu’ils n’ont pas les moyens.
Rob Wayss estime que 60 % des travaux recommandés depuis plus de deux ans ont été réalisés, ce qui est «bien trop lent, mais devrait permettre d’ici à l’année prochaine d’atteindre un niveau basique de sécurité». Les avantages sont déjà notables, avance la militante en faveur des droits des travailleurs Kalpona Akter : avant la mise en place de l’Accord, « on dénombrait 200 morts dans les usines chaque année. Maintenant, ce chiffre est tombé à 10».
Les risques demeurent cependant. Des incendies se sont déclarés en février dans deux grandes usines, dont l’une, Matrix Sweaters, où travaillent 6 000 ouvriers et qui fournit des groupes comme H&M et C&A. Preuve que les ressources peuvent être trouvées en cas de besoin, après le désastre, l’Accord a menacé de pénaliser l’entreprise, qui n’avait réalisé que 30 % des rénovations qu’il avait recommandées ; six semaines plus tard, 80 % des travaux étaient effectués.

«Que ferons-nous s’il y a un feu ?»

Cependant, cette pression n’est que partielle : moins de la moitié des 4 000 manufactures de confection du pays sont couvertes par l’Accord. Parmi le reste, environ 300 sont seulement inspectées par un autre organisme, appelé Alliance, mis en place par les marques américaines et qui n’est ni transparent ni contraignant.
Enfin, dans 1 600 usines, les travailleurs doivent encore se battre pour assurer un minimum de sécurité et ne bénéficient que d’une inspection gouvernementale sous-équipée et peu efficace. «Dernièrement, nous avons fait pression sur le patron et il a acheté de nouveaux extincteurs,témoigne Ruma, opératrice dans l’une de ces usines. Mais il n’y a toujours pas d’alarme incendie, et parfois, des piles de tissus sont rangées dans les escaliers. Une seule personne peut passer à la fois. Que ferons-nous s’il y a un feu ?» Le mécanisme d’inspection de l’Accord termine son mandat en mai 2018, et personne ne sait encore qui reprendra cette mission essentielle à la vie des 4,2 millions d’ouvriers bangladais du textile.

Article publié dans Libération le 22 avril 2016

mardi 16 février 2016

Le projet EPR d'Areva difficile à vendre aux Indiens

Lors de sa visite d'Etat en Inde, le Président François Hollande a partagé lundi 25 janvier son «espoir de conclure d’ici un an»les négociations technico-commerciales concernant la construction de six réacteurs nucléaires EPR (réacteur pressurisé européen) dans la localité de Jaitapur, située à 300 kilomètres au sud de Bombay (ouest). L’accord de principe avait été signé par les deux gouvernements en 2010 déjà. Il a pour but de créer la plus puissante centrale atomique du monde, d’une capacité de 9 900 Mw.
Mais le projet s’est enlisé depuis face aux nombreux obstacles : une grande partie de la population locale s’est farouchement opposée au rachat de ses terres. Et les agriculteurs qui ont souvent accusé le gouvernement d’invoquer une «situation d’urgence» pour réquisitionner leur terrain, restent très mobilisés, forts du soutien de plusieurs ONG internationales comme Greenpeace. Fin mai, la presse locale rapportait également que 300 bateaux de pêcheurs ont défilé devant les murs d’enceinte de la future centrale, seules structures construites jusqu’à présent, pour s’opposer à la création d’un «nouveau Fukushima».
Autre problème, le site se trouve également en bordure d’une zone sismique de niveau 4, considérée comme à «hauts risques», et un tremblement de terre de 6,5 sur l’échelle de Richter a eu lieu dans la région en 1967. Selon un rapport des services géologiques indiens de 2006, consulté par Greenpeace, six failles se trouveraient dans un rayon de 5 kilomètres autour du site, ce qui est considéré trop dangereux pour y implanter une centrale nucléaire, selon la réglementation indienne. L’organisme public en charge de l’énergie atomique a cependant démenti ce risque en 2012 en assurant qu’il n’y avait eu «aucun mini-séisme dans un rayon de 44 kilomètres».

Le nucléaire trop cher pour l’Inde ?

Mais même si la population déplacée accepte son sort et si les craintes sismiques sont dissipées, le coût de l’opération risque de faire douter les autorités indiennes. Selon le centre indien de recherches Gateway House, la construction d’une centrale EPR coûte en effet 6 millions de dollars par mégawatt installé (soit près de 60 milliards de dollars pour les six réacteurs), ce qui revient deux fois plus cher que pour une usine russe et trois plus fois que pour une indienne. Sans parler du fait que l’EPR a connu quelques déconvenues cumulant les retards et les surcoûts en Finlande et en France, à Flamanville.
Et cet énorme investissement pour construire six EPR ne serait pas compensé par le coût de l’électricité, qui se situerait à un minimum de 6,3 roupies/kw/h (9 centimes d’euros). Car aujourd’hui en Inde, l’électricité au charbon est vendue à environ 4 roupies, le solaire est tombé à 4,34 roupies et même le gaz importé revient moins cher.«Economiquement, il n’y a aucun intérêt à signer ce contrat», conclut Amit Bhandari, spécialiste des énergies chez Gateway House.
Il reste que l’Inde a d’énormes besoins en électricité, afin de relier au réseau ses 300 millions d’habitants qui ne le sont pas, sachant que le pays ne peut pas dévorer toutes ses terres disponibles en y alignant des dizaines de milliers de panneaux solaires. Mais là encore, même si Areva réussit pendant l’année qui vient à rendre son électricité EPR plus abordable, elle devra également convaincre des assureurs, ou l’Etat, de se porter garant, car l’Inde détient l’une des lois sur la responsabilité les plus sévères du monde. En cas d’accident nucléaire, le constructeur peut être poursuivi devant la justice indienne. Avec toutes ces embûches, on se demande ce qui a fait naître un tel «espoir» chez François Hollande, au-delà de la volonté de donner un coup de pouce au champion français du nucléaire, aujourd’hui en mauvaise posture

Article publié dans Libération le 26 janvier

vendredi 8 janvier 2016

Pollution : New Delhi marque le stop

Amarjeet Singh se repose, assis sur des escaliers de la rue du marché, à quelques mètres de l’entrée de son commerce de vêtements, à Lajpat Nagar, dans le sud de New Delhi. Dans ce coin stratégique, il profite des quelques rayons de soleil qui parviennent à transpercer le manteau recouvrant régulièrement la capitale indienne pendant l’hiver : le smog, un mélange de brouillard et de pollution. L’humidité ambiante enferme les gaz d’échappement et autres rejets poussiéreux pour former un nuage toxique au-dessus de cette mégapole de 16 millions d’habitants. En 2014, une étude de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la qualité de l’air a désigné New Delhi comme la ville la plus polluée du monde et chiffré l’étendue de l’empoisonnement. La moyenne annuelle en particules fines de 2,5 micromètres (µm), les plus fines et dangereuses pour l’organisme, s’élevait à 153 µg/m3. Soit trois fois plus qu’à Pékin, dont le smog était déjà de sinistre notoriété. Le niveau annuel recommandé par l’OMS, lui, est de 10 µg/m3.

Exemptions
Les autorités régionales de New Delhi, piquées par cette humiliation internationale et dérangées ces derniers mois par une presse qui en a fait un thème de campagne citoyenne, ont décidé de réagir, en lançant leur première mesure d’envergure contre la pollution depuis une dizaine d’années. Pendant les quinze premiers jours de janvier, la circulation sera alternée entre 8 heures et 20 heures : cela signifie que les jours pairs, seules les voitures aux numéros de plaque d’immatriculation pairs pourront circuler, et inversement pour les jours impairs. Ce plan exempte toutefois les véhicules roulant au gaz naturel, les transports publics, les deux-roues, les urgences médicales ainsi que les femmes conductrices, souvent harcelées dans les transports publics. C’est la première fois qu’une circulation alternée est expérimentée en Inde, et l’objectif est clair : sensibiliser les automobilistes à leur responsabilité dans la dégradation de l’air ambiant - ce qui n’est pas toujours évident pour eux - et les pousser à faire des efforts.
La situation devient en effet préoccupante : 530 000 nouveaux véhicules (dont motos, triporteurs et taxis) ont été enregistrés depuis un an (soit 1 400 par jour). Le parc a ainsi triplé en quinze ans dans New Delhi, pour atteindre 8,8 millions d’engins motorisés. Cela représente plus d’un véhicule pour deux habitants et davantage que dans les villes de Bombay, Bangalore et Madras réunies. Leur contribution à la pollution atmosphérique est indéniable, même si les observateurs ne s’accordent pas sur les chiffres, par manque d’étude indépendante récente.
En se basant sur une analyse du Bureau national de contrôle de la pollution sur la concentration de particules de 10 µm, le site spécialisé Urbanemissions.info estime que les véhicules sont aujourd’hui responsables de 14 % à 20 % des émissions en fines matières de 2,5 µm. Les fumées d’usines des régions voisines, les différents feux agricoles ou urbains, les rejets des générateurs de diesel et la poussière des chantiers seraient les autres coupables. Anumita Roy-Chowdhury, responsable des recherches au Centre pour la science et l’environnement, tranche : «La question n’est pas seulement de connaître la contribution absolue de chaque source, mais de prendre en compte son impact sur la santé : les usines sont souvent loin des habitations, alors que les gaz des véhicules sont très proches et ont un effet plus direct sur l’air que nous respirons. Leur réduction doit donc être une priorité.» Les relevés des autorités se font également en hauteur, loin des rues bouchonnées. Fin décembre, elles rapportaient tout de même des niveaux sévères de plus de 330 µg/m3, soit 15 fois les niveaux recommandés par l’OMS sur des périodes de 24 heures.

«Chambre à gaz»

Les docteurs sont certainement les premiers témoins des dommages de ces rejets. Les personnes aux bronches sensibles sont évidemment les plus affectées, mais les plus saines ne sont pas épargnées. Des recherches internationales ont par exemple prouvé que les composés toxiques présents dans l’air pouvaient causer une inflammation du placenta, ce qui entraîne une croissance des déficiences cardiaques congénitales. Le plus grand centre de recherches médicales du pays, AIIMS, a ainsi lancé plusieurs études sur les conséquences sanitaires de la pollution atmosphérique dans la capitale. En attendant une éclaircie, les habitants les plus fortunés s’équipent de purificateurs d’air, sans que personne ne puisse prouver leur efficacité.
Le Times of India mène
depuis un an une campagne
très visuelle contre la pollution 
Etonnamment, c’est la justice qui a été la plus rapide à combattre ce monstre invisible. La Cour suprême a d’abord obligé les camions qui veulent entrer dans New Delhi à payer, depuis le 1er novembre, une «taxe écologique» de 10 à 20 euros, selon le gabarit, afin d’inciter ceux qui n’ont rien à livrer à contourner la ville et ainsi d’épargner ses habitants de leurs fumées de diesel. Cette mesure aurait fait baisser le trafic de poids lourds de 30 %, selon le responsable d’un péage interrogé par Libération, mais beaucoup d’autres camionneurs continuent de traverser le centre-ville, même s’ils ne s’y rendent pas, car la «route périphérique est en trop mauvais état», affirme l’un d’eux. Le 16 décembre, les juges ont doublé le prix de cette taxe, puis interdit à tout camion de plus de 10 ans à passer dans la ville et gelé l’enregistrement de grosses cylindrées qui roulent au diesel. La Cour d’appel vient, quant à elle, de condamner l’inaction du gouvernement et a conclu sa sentence avec ces mots glaçants : «Vivre à New Delhi revient à vivre dans une chambre à gaz.» L’image semble avoir eu son effet, car quelques jours après, les élus ont annoncé le lancement de la circulation alternée.

Contrôle difficile

Le marchand Amarjeet Singh, lui, dodeline de sa tête enturbannée quand on lui demande comment il va faire pendant les quinze prochains jours. Ce quadragénaire prend quotidiennement sa voiture pour parcourir les 25 km qui séparent sa maison de son magasin de Lajpat Nagar. «Je pourrais emprunter le bus, dit-il, sceptique. Je ne l’ai jamais pris pour venir, car ce n’est vraiment pas pratique… Ces politiciens, ils prennent ces mesures sans réfléchir, pour donner l’impression d’agir !» peste-t-il. Il fait une pause, et reprend : «Je vais peut-être acheter une voiture avec un numéro pair, comme cela, je pourrai rouler tous les jours !»
Alors que le public râle, le gouvernement régional redouble d’efforts pour convaincre ses administrés de participer à cette impressionnante expérimentation : 6 000 autobus supplémentaires, des fréquences de métro au maximum, 10 000 nouvelles licences de triporteurs - soit 10 % d’augmentation - et vacances pour les écoliers jusqu’au 15 janvier afin de réquisitionner les bus scolaires. Mais ce plan semble déjà insuffisant car le grand nombre d’exceptions (pour femmes, deux-roues et urgences médicales) laissera beaucoup d’automobiles sur la route et rendra le contrôle policier très difficile. Si tout le monde jouait le jeu, un million de voitures disparaîtraient des rues de New Delhi. 13 000 autobus supplémentaires seraient alors nécessaires pour compenser, selon Sarah Guttikunda, du site Urbanemissions.info, citée par India Today. Soit plus du double de ce qui est prévu. Alors les élus militent pour le covoiturage. Les taxis 2.0, comme Uber et son concurrent local Ola, ont lancé en urgence des applications qui permettent de partager sa course avec des inconnus.
D’autres y voient une opportunité : Ruchika Gupta, comme toute femme, pourrait très bien continuer à rouler pour aller au bureau, à 30 km de chez elle. Mais cette responsable en marketing dans une multinationale en profitera pour changer : «Tous les jours, je me dis que je vais prendre le métro, mais je succombe à la facilité et monte en voiture, avoue-t-elle, amusée. Je sais que nos émissions contribuent à la pollution et surtout au changement climatique. Bientôt, les exceptions seront levées et je devrai également m’y plier. Alors autant m’entraîner maintenant !» C’est décidé, dès aujourd’hui, elle prendra le métro. En espérant que ces bonnes résolutions tiendront sur la durée.
Article publié le 2 janvier dans Libération