jeudi 25 juin 2015

Le yoga au garde-à-vous

En plein milieu de l’océan, une centaine de militaires sont alignés sur le pont d’un porte-avions, allongés sur le sol, bras et jambes alignés et la tête projetée en arrière, le corps ouvert aux vents marins. Ils ont abandonné leur uniforme pour un simple short et un polo et ils enchaînent les «asanas», des postures de yoga . La même scène se déroule, avec des militaires beaucoup plus couverts, sur le camp enneigé de Siachen, à 4 000 mètres d’altitude dans l’Himalaya. Les soldats indiens se sont courbés au commandement du Premier ministre, qui a lui-même mené le plus grand cours de yoga du monde ce dimanche, avec plus de 35 000 participants alignés sur Rajpath, l’«avenue royale» de New Delhi.
Les 35 000 yogistes rassemblés le 21 juin à New Delhi ©DR
Les fonctionnaires et écoliers indiens des quatre coins du pays se sont également réveillés aux aurores pour suivre la cadence yogiste de leur chef de gouvernement hyperactif.

SOLSTICE D’ÉTÉ

Narendra Modi, fervent pratiquant de cette discipline, a obtenu de l’ONU en décembre la reconnaissance de la journée internationale du yoga en ce jour du solstice d’été et a tenu à inaugurer cet événement de «diplomatie culturelle» par une inscription dans le Guinness des records. Cette mobilisation nationale est bienvenue dans un pays où la population s’urbanise à grande vitesse, adopte une vie sédentaire et motorisée et où les ventres friands du riz huileux biryani s’arrondissent chez les hommes de plus de 35 ans. Cette discipline ancestrale, qui comprend différents types d’étirement, d’exercices de respiration et de méditation, permettrait, selon différentes études universitaires, de faire baisser la tension, de réguler le rythme cardiaque ou de traiter les problèmes de dos, grâce à la forme proche de la kinésithérapie développée par le maître BKS Iyengar.
Cette promotion du yoga a cependant créé des tensions politiques depuis plusieurs semaines, à cause de son lien historique avec l’hindouisme. Narendra Modi, le Premier ministre indien, qui a grandi au sein du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), une organisation nationaliste hindouiste et paramilitaire, a longtemps été accusé d’avoir laissé se dérouler les pogroms antimusulmans en 2002, dans l’Etat du Gujarat, dont il était le ministre en chef. Et les minorités religieuses le suspectent toujours de promouvoir l’hindouisme à travers ce genre d’initiatives «culturelles». Une organisation d’avocats musulmans a ainsi déclaré que le «surya namaskar», ou salut au soleil, ainsi que le chant du «Om», inspiré de l’hindouisme, allaient contre le monothéisme imposé par l’islam.

C’EST COMME LE CRICKET

Yogi Adityanath, un prêtre hindou et député radical du parti au pouvoir, le Bharatya Janata Party (BJP), a soufflé sur les braises en déclarant que ceux qui ne souhaitaient pas faire la salutation au soleil pouvaient «quitter l’Inde». Narendra Modi, encore une fois dépassé sur son extrême droite, a essayé de corriger le tir. Son gouvernement a ainsi affirmé que les éléments inspirés de l’hindouisme pouvaient être retirés par les musulmans, voire remplacés par «Allah».
Le Premier ministre a mené cet exercice. 
Tahir Ahmed, qui pratique le yoga deux fois par semaine, demeure méfiant quant aux intentions de Narendra Modi. «La tentative avancée par certains de rendre le yoga religieux et obligatoire est très problématique pour moi, confie ce jeune photographe musulman. Nous sommes dans un pays libre et je dois avoir le choix de le pratiquer ou non, sinon cette belle pratique va devenir une source de divisions. C’est comme le cricket. Quand l’Inde joue contre le Pakistan, on n’a pas le droit de soutenir les Pakistanais, même s’ils jouent mieux, car on devient alors antinational.»
Derrière la priorité du gouvernement Modi de relancer l’économie indienne et d’attirer les investissements étrangers s’opère une subtile opération de nationalisme religieux. «La popularisation du yoga en Inde et à l’étranger vient renforcer la fierté des Indiens envers leurs racines traditionnelles», explique Nilanjan Mukhopadhyay, spécialiste de l’extrême droite indienne et auteur d’une biographie sur Narendra Modi.
L’Inde est en train de vivre une lente mais profonde mutation idéologique, sous l’impulsion du puissant RSS, dont pratiquement tous les ministres sont membres. Cette «organisation de volontaires patriotes» née en 1925 est considérée comme l’une des plus grandes associations du monde, avec plus de 5 millions de volontaires. Fondé pour se battre contre les colons britanniques, le RSS a rapidement dérivé vers une «préférence hindoue» et c’est l’un de ses anciens adeptes qui a assassiné le Mahatma Gandhi, accusé d’être trop conciliant avec les musulmans et le Pakistan au moment de la partition de l’ancien empire colonial britannique, en 1947.
Le BJP - ou «parti du peuple indien» - est le bras politique du RSS et a placé, depuis qu’il a remporté les deux tiers des sièges de la Chambre basse en mai 2014, de nombreux membres de ce groupe dans les administrations, et particulièrement dans l’enseignement. Au niveau régional, les livres du controversé idéologue Dinanath Batra sont à présent distribués aux écoliers de primaire et secondaire de l’Etat du Gujarat, qui a été dirigé par Narendra Modi pendant treize ans. Ceux-ci transforment la mythologie hindoue en histoire pour avancer que la reproduction de cellules souches et les voitures existaient déjà à l’époque védique (- 1 750 à - 500 ans avant notre ère), en se basant sur les exploits des dieux du Mahabharata. Les historiens indiens s’étranglent, mais cela ne freine pas la progression de ce fondamentaliste de 83 ans : il vient d’être nommé à la tête du comité de conseil de l’éducation de l’Etat de l’Haryana (frontalier avec celui de Delhi), récemment conquis par le BJP. L’une des premières réformes qu’il veut apporter est l’introduction d’extraits du Gita, la Bible hindoue, dans le programme scolaire régional.

«PÉRIODE DORÉE»

«L’enseignement de l’histoire est extrêmement politique en Inde, analyse l’écrivain Nilanjan Mukhopadhyay. Le RSS considère que l’Inde a vécu sa période dorée à l’époque des dieux hindous et parle du règne des musulmans [notamment turcs et moghols, du XIIIe au XXe siècle ndlr] comme du "pillage islamique".» Et Narendra Modi est en accord avec ce qui ressemble à de la superstition. «Pendant les interviews que j’ai réalisées pour l’écriture de mon livre, je lui ai demandé quelle place il donnait à la communauté musulmane en Inde [13% de la population, ndlr], raconte Mukhopadhyay. Il a répondu qu’ils étaient les bienvenus à partir du moment où ils reconnaissaient nos dieux hindous. Pour lui, il n’y a pas de doute : ces dieux sont des personnages historiques réels.»

Devant une assemblée de docteurs, le Premier ministre a déclaré en octobre que l’existence du dieu Ganesh (dont la tête d’éléphant a été apposée sur un corps d’homme décapité) prouvait que la chirurgie esthétique était extrêmement ancienne en Inde. Cet inquiétant mélange entre mythe et histoire pourrait devenir de plus en plus courant avec la récente nomination de Sudershan Rao, un membre du RSS, à la tête du Conseil indien de recherche historique, qui a déclaré vouloir reprendre les textes mythologiques indiens écrits il y a deux mille ans pour étudier l’histoire de cette époque. «L’écriture de fiction a été développée il y a quelques siècles seulement, a affirmé Rao lors d’une interview. Les événements décrits dans ces livres se sont donc réellement passés.»

Article publié dans Libération le 24 juin 2015