lundi 15 octobre 2018

Le Lifeline express, le train-hôpital à la rescousse des Indiens

Ils sont tous à moitié aveugles mais leurs sourires rayonnent. Des dizaines de paysans, habillés de blanc et coiffés de la toque traditionnelle de l’ouest de l’Inde, patientent sous une tente érigée sur un quai de la gare de Latour, une petite ville de l’Etat du Maharashtra (ouest, à 500 km de Bombay). Ils attendent de se faire opérer de la cataracte, une maladie du cristallin touchant particulièrement ces agriculteurs qui passent leurs journées au soleil sans se protéger les yeux. Pourtant, pas d’hôpital ou de clinique dans les environs, mais un train bleu ciel, sur lequel sont peints un arc-en-ciel et des fleurs multicolores : c’est le Lifeline Express, le plus vieux train-hôpital du monde, déployé par l’association indienne Impact India et qui depuis vingt-sept ans se rend dans les contrées les plus reculées d’Inde pour pallier le manque d’infrastructures et de spécialistes de santé. «Cela fait plus d’un an que je vois très mal de l’œil gauche, confie Sandipan Garande, un maigre éleveur et agriculteur de canne à sucre de 80 ans, assis sur sa chaise en plastique rouge. J’ai vu deux fois un médecin et il m’a conseillé de me faire opérer. Mais dans le village [situé à 50 km de Latour, ndlr], il n’y a pas d’infrastructures pour le faire et je ne pouvais pas aller jusqu’à la ville. Et même à Latour, il faut attendre pour une opération et je ne pouvais pas me le permettre au milieu des récoltes.»

Des patients attendent leur tour pour une opération de la cataracte à Jalore, en mars. Photo Danish Siddiqui. Reuters

Toge verte

Ces derniers jours, l’équipe du Lifeline Express a sillonné les campagnes pour repérer ces personnes dans le besoin. Puis, le matin de l’opération, une ambulance spéciale est venue les chercher, un service exceptionnel dans un pays où la santé publique est plutôt synonyme de longues queues et d’inconfort. C’est d’ailleurs ce rejet des hôpitaux gouvernementaux qui a mené Sunil Avonghe sur ce quai. Il y a un an, ce travailleur contractuel de 41 ans a développé une cataracte après un accident de moto. «99 % de mon œil gauche est aveugle», confirme-t-il. L’opération dans l’hôpital public de Latour est gratuite, mais Sunil n’a pas confiance. «C’est sale, ça sent mauvais, c’est bondé, lâche-t-il d’une traite pour décrire sa peur des infections. Je suis donc allé voir quatre médecins privés, mais l’opération coûtait 12 000 roupies minimum [150 euros]. Je ne peux pas me le permettre, c’est plus que mon salaire mensuel !»

Soudain, la passerelle qui mène vers le train multicolore vacille. La porte du train s’ouvre. Un homme masqué habillé d’une toge verte appelle les patients. Le groupe de paysans est entraîné à l’intérieur, dans un wagon aménagé en salle d’attente, avec des banquettes, des machines et des équipements médicaux - seuls les lucarnes, les étroits couloirs et les portes coulissantes rappellent que nous sommes dans un train. Ensuite, tout se passe vite et sans ménagement : les infirmiers habillent les agriculteurs de la même toge verte, leur poussent la tête en arrière pour leur déposer une goutte de collyre dans l’œil, puis les tirent pour les allonger sur la banquette, leur écartent brusquement la paupière et y insèrent une tige pour mesurer la tension oculaire. Ces paysans, qui voient rarement la couleur d’une clinique, oscillent entre stupéfaction et angoisse, mais les aides-soignants n’ont aucune parole pour les rassurer ou leur expliquer la procédure. Il faut se dépêcher : des dizaines d’autres attendent sur le quai. La porte coulissante s’ouvre. Ils sont maintenant emmenés, deux par deux, dans le wagon d’à côté. Un sas avec un lavabo, d’abord, puis le nerf de cette guerre humanitaire se révèle : dans un petit wagon d’une dizaine de mètres carrés se trouvent deux tables d’opération, trois aides-soignants et un chirurgien, muni d’un microscope, qui s’affaire sur un patient allongé.
Les scalpels multicolores sont méticuleusement alignés sur sa tablette, une horloge placée au-dessus de sa tête. L’aiguille des secondes brise le silence. On compte quatre minutes. C’est le temps qu’il faut au chirurgien ophtalmique pour opérer chaque œil et rendre la vue à ces paysans. Dharmendra Singh aura ainsi réalisé 113 opérations en une seule journée, une mission dont il est fier. «Dans ma clinique privée, je fais seulement deux ou trois opérations par jour et seulement pour les gens qui peuvent payer. Ici nous touchons les plus pauvres, explique-t-il en fin de journée, épuisé, en train de siroter un chaï au lait sur le quai désert de cette gare rurale de l’Inde. Mais c’est bien plus difficile d’opérer ici : avec mon microscope, je perçois chaque mouvement du train. C’est pour cela que je mets quatre minutes par œil. Dans ma clinique, cela ne me prend que deux minutes !» affirme-t-il cliniquement, sans vantardise apparente.

Médecins bénévoles

Le défi est également sanitaire : une semaine avant de démarrer les opérations, les équipes effectuent des prélèvements dans le bloc pour s’assurer qu’il n’y a pas de microbes, puis réalisent une fumigation chaque soir pour tuer tout parasite.
Le Lifeline Express a été lancé par Impact India en 1991 dans le but principal d’intervenir pour éviter des handicaps dans ces «déserts médicaux». L’équipe réalise ainsi une dizaine de missions de trois semaines par an et peut effectuer, dans les sept wagons, des radios, des mammographies, des opérations orthopédiques (pour corriger les déformations liées à la polio, surtout), de l’oreille moyenne et même de cancers. L’association affirme avoir traité 1,2 million de patients.
Dans le train, la quarantaine de médecins travaillent bénévolement. Une dizaine d’employés seulement sont payés, mais du fait de la lourdeur logistique de l’opération, chaque sortie coûte environ 125 000 euros, payés par différentes entreprises indiennes ou leurs branches philanthropiques. Des villes comme Latour ont cependant un centre hospitalier universitaire (CHU) où beaucoup d’opérations sont gratuites, mais il est, comme beaucoup d’établissements publics, sous-équipé : il y a deux ans, l’association régionale de docteurs s’est officiellement plainte du manque de médicaments de base, ce qui forçait les patients à les acheter dans le privé à des coûts relativement élevés. L’année dernière, dans un autre CHU situé à Gorakhpur, dans l’Uttar Pradesh (Nord), 72 enfants sont morts en sept jours faute de bouteilles d’oxygène, qui auraient été volées.

Malades oubliés

L’Inde n’affecte que 1 % de son PIB à la santé, soit l’un des taux les plus bas du monde, et seulement 15 % de la population est couverte par une assurance, ce qui fait que les deux tiers des frais de santé sont directement déboursés par les particuliers. Dans un pays où environ un cinquième de la population vit avec moins de 2 euros par jour, cela a des conséquences dramatiques : selon l’OMS, 60 millions d’habitants tombent chaque année sous le seuil de pauvreté à cause de frais médicaux d’urgence, sur 100 millions de personnes affectées par ce problème dans le monde.
Mais même quand les infrastructures publiques fonctionnent et que les soins sont gratuits, ce sont les spécialistes qui font cruellement défaut, comme le déplore Mamta Bhushan Singh, neurologue à l’AIIMS, le plus prestigieux CHU de New Delhi, venu dans le Lifeline Express pour mener une campagne d’information sur l’épilepsie. «L’Inde ne compte que 2 500 neurologues, pour une population de 1,3 milliard d’habitants. Et la plupart travaillent dans les six plus grandes villes, ce qui veut dire qu’il n’y en a pas dans les campagnes. Je rencontre ainsi des patients qui vivent avec de l’épilepsie depuis des décennies et ne sont pas traités, alors que cela peut être fait très rapidement et coûter à peine 4 euros par mois.» Sur son ordinateur, elle montre des photos de ces malades oubliés, prises lors de précédentes missions : des femmes brûlées au visage après avoir fait une crise d’épilepsie en cuisinant, d’autres avec des dents cassées du fait de chutes non anticipées… «Cela a des conséquences graves sur leur vie, regrette-t-elle : les enfants doivent arrêter l’école et les jeunes femmes ne trouvent pas de mari. Certains se noient…»
Cette neurologue aux cheveux courts et grisonnants vient donc tous les ans, pendant ses vacances, pour essayer de disséminer cette information salvatrice à ces populations délaissées. La situation, cependant, ne changera pas du jour au lendemain : selon un rapport gouvernemental publié cette année, 40 % des postes de spécialistes dans les hôpitaux publics indiens ne sont pas pourvus.

Article publié dans Libération, le 14 septembre 2018

jeudi 4 octobre 2018

L'homosexualité enfin dépénalisée en Inde

Cela aura pris 157 ans pour définitivement éradiquer cette trace puritaine de la colonisation britannique. Le 6 septembre dernier, la Cour Suprême a définitivement abrogé l'article 377, qui punissait de peines de prison les "actes contre nature", et donc homosexuels. 
Emotions et explosions de joie devant la Cour Suprême, dans cet article à suivre, publié dans le Libération du 7 septembre. 
Et par la suite, mon documentaire sur RFI sur l'émergence des nouvelles opportunités économiques pour la communauté LGBT : la naissance de l'économie rose.  


Ce sont d’abord les larmes qui sont sorties. Puis Ali s’est effondré, à genoux, sur la pelouse de la Cour suprême. La nouvelle vient de tomber, les cinq juges de l’institution indienne ont mis fin, jeudi, à cent cinquante-sept ans de discrimination officielle envers les homosexuels. Et ce gay trentenaire, musulman, est foudroyé de bonheur : «Cela a été un combat si long pour nous tous. Tellement de gens ont souffert à cause de cette loi. Maintenant, au moins, nous pouvons avancer vers plus d’égalité dans ce pays», lâche-t-il les yeux rougis, entre deux sanglots nerveux. Autour de lui, ses compagnons de lutte le cajolent, une main rassurante sur l’épaule : «C’est un moment de joie, Ali. Car ça y est, nous sommes en sécurité.»

«Dignité»

Les drapeaux arc-en-ciel jaillissent et des processions dansantes s’organisent dans les grandes avenues de New Delhi. «Nous allons chanter des chansons homosexuelles pour faire savoir à tous que nous existons, et que personne ne pourra nous faire disparaître»,clame Divyani, une militante lesbienne.
A Chennai, dans le sud-est de l'Inde, jeudi.
A Chennai, dans le sud-est de l’Inde, jeudi. Photo ARUN SANKAR. AFP
Son audace fait écho au jugement historique des magistrats de la plus haute cour du pays. L’un d’entre eux a commencé par s’excuser auprès de la communauté homosexuelle, et au nom de la société indienne, pour la discrimination autorisée jusqu’alors par l’article 377 du code pénal indien. Celui-ci, rédigé en 1861 alors que le pays était une colonie britannique, punissait de dix ans de prison toute «relation charnelle contre nature». Il était utilisé par la police et les milieux conservateurs pour harceler les homosexuels. Les juges ont considéré qu’une telle «criminalisation d’actes sexuels entre des adultes consentants est inconstitutionnelle», et que «le choix d’une orientation sexuelle relève des droits fondamentaux à la vie privée, à la dignité et à la liberté d’expression».
Cet article ne pourra donc plus être appliqué que pour réprimer des actes sexuels avec des mineurs ou des animaux. «Les mots utilisés par les juges nous ont donné les larmes aux yeux, témoigne Monish Malhotra qui se bat depuis dix ans pour cette cause. Ils ont affirmé que l’identité d’un individu était sacrée et que toute personne devait avoir le droit à l’intimité.» Autant de propos novateurs dans un pays où la société et la famille imposent souvent leur choix marital et même sexuel aux enfants. «Et ils sont allés jusqu’à demander à ce qu’on lutte maintenant contre l’hétérosexualité forcée», conclut-il, les yeux ravis.
Le combat aura été long. C’est dans les années 90 qu’une association de malades du sida a demandé pour la première fois à la justice d’invalider l’article 377 du code pénal. Mais il faut attendre 2009 pour que la cour d’appel de Delhi invalide ce texte, sur requête d’une autre ONG. Pendant les auditions d’alors, le procureur adjoint affirme que l’homosexualité est un «vice social qui peut mettre en danger la paix dans le pays et entraîner une contagion générale du sida. L’Etat doit combattre ce vice».
Puis, des groupes religieux portent l’affaire devant la Cour suprême et obtiennent, à la surprise générale, qu’un juge conservateur brise la décision de la cour de Delhi en affirmant que c’est au Parlement de se prononcer. Ce sont finalement six personnalités homosexuelles du monde de l’hôtellerie et des arts – dont Aman Nath, le cofondateur de la chaîne d’hotels franco-indienne Neemrana – qui ont convaincu les juges.


Changement

Cette fois, cette victoire semble, plus acceptée. Le Rashtriya Swayamsevak Sangh, plus grande organisation hindouiste du pays d’où est issu le Premier ministre Narendra Modi, a toujours férocement combattu les homosexuels. Aujourd’hui, il a (légèrement) évolué : «L’homosexualité n’est pas un crime, mais ce n’est pas naturel non plus», a affirmé jeudi un porte-parole du mouvement. Le BJP, parti au pouvoir, a refusé de commenter le jugement, mais beaucoup de ses membres l’ont condamné. Le Congrès national indien (centre gauche, opposition), a positivement «accueilli cette victoire contre les stigmatisations».
Dans cette société conservatrice, il faudra donc du temps pour que la majorité des Indiens considèrent cette orientation sexuelle comme normale, mais les juges ont pesé de tout leur poids pour initier ce changement. Ils ont exigé que le gouvernement diffuse largement leur verdict et qu’il mette en place des sessions de sensibilisation à ce sujet pour les fonctionnaires et les policiers. Pour le journaliste gay Premikur Biswasquelque chose de très concret a changé : «Quand on frappera à ma porte, je n’aurai plus peur que ce soit la police qui vienne m’arrêter. Ce sentiment de culpabilité a soudainement disparu.»