mercredi 30 octobre 2013

L'Aam Admi : les militants anti-corruption entrent dans l'arène politique

Des militants venus soutenir Anna Hazare à Bombay. ©Sébastien Farcis
Ils étaient partis... des millions, énervés, enragés, dans les rues de New Delhi, puis de tout le pays. Chapeau blanc sur la tête, emblème d'une révolution qui cherchait ses origines dans les combats de l'indépendance, ces petits soldats ordinaires, travailleurs de classe moyenne ou militants professionnels, marchaient vers un but : éradiquer la corruption du pays. 
Leur rage était à la mesure du cancer qui dévore le pays : l'Inde est classé comme l'un des pays les plus corrompus du monde ( 94e sur 176e selon Transparency International), où chaque papier dont aura besoin un Indien au long de sa vie, depuis l'acte de naissance de son enfant jusqu'à celui de la mort de ses parents, ne pourra être obtenu qu'en payant un fonctionnaire. L'administration est un droit qui coûte cher à cette population qui représente un Terrien sur six. 

A cette époque, en 2011, ils suivaient un guide de 74 ans, Anna Hazare, qui avait tous les attributs pour inspirer l'imaginaire révolutionnaire indien : pauvre et ascétique, âgé et usant de la grève de la faim comme arme ultime pour faire plier le régime de New Delhi. Nous étions retournés aux batailles inoubliables d'un Gandhi frêle se dressant contre le pouvoir autoritaire de l'empire colonial britannique. 

©Sébastien Farcis
Cette lutte aurait pu durer jusqu'à la mort du militant charismatique ou le passage de la loi qui mettrait en place l'autorité indépendante de lutte contre la corruption, comme le réclamaient les militants d'India Against Corruption. Mais aucun des deux n'arriva. 

Au lieu de cela, le gouvernement accepta de présenter une proposition de loi reprenant une partie des demandes des militants, et temporisa, comme le magnifique jeu parlementaire le permet. Et dans la rue, au bout de 18 mois et de la troisième grève de la faim, les militants se fatiguèrent. La rage s'était transformée en colère, pour finalement se mêler parmi toutes celles qui font le quotidien des Indiens. Et ne rajouter qu'un peu de frustration et de déception dans ce qui est gravement appelé "la plus grande démocratie du monde". 

Mais l'histoire ne se termina pas là. Anna Hazare avait fait long feu, mais sa flamme allait continuer à brûler dans l'esprit de ses lieutenants. Et surtout dans celui du plus fidèle et ambitieux d'entre eux, l'énervé et infatigable Arvind Kejriwal, ancien haut fonctionnaire et membre de l'élite de l'administration fiscale (Indian Revenue Service). 

Arvind Kejriwal. © DR
Ce dernier prit une décision controversée mais courageuse: créer un parti politique. Comme il était impossible de faire confiance aux élus pour mettre un terme à la corruption dont ils bénéficiaient, il fallait donc rentrer dans l'arène politique, et prendre soi-même les choses en main. Beaucoup de co-lieutenants désapprouvèrent ce choix et restèrent sur le trottoir des manifestations. Lui mena le combat de front. Et le changement, déjà, se fait percevoir. 


Ce changement n'est pour l'instant pas dans le fond, mais dans la forme. Le parti de Kejriwal, Aam Admi - qui veut dire l'"homme du peuple" en hindi - est déjà en train de créer un nouveau modèle politique en Inde. Il a très peu de fonds, mais les candidats doivent déclarer chaque recette ou dépense, ce qui est loin d'être une pratique dans le pays. Surtout, ces candidats sont élus par les membres du parti, un système de primaire encore inédit en Inde. Dans les autres formations politiques, beaucoup paient pour être sélectionnés par le parti des sommes pouvant aller jusqu'au million de dollars pour les postes de député national, ce qui ne fait qu'aggraver la corruption car ces élus devront alors trouver un moyen de se rembourser.  

L'Aam Admi connaitra son premier test de réalité le 4 décembre prochain, lors de sa première élection pour l'Assemblée régionale de New Delhi. Les sondages prévoient qu'il pourrait emporter une voix sur quatre, ce qui serait déjà extraordinaire pour un parti qui n'a qu'un an d'existence et fait face aux deux plus grandes formations politiques du pays, le Congrès et le BJP. 

Ce qui est déjà sûr, c'est que ce mouvement a entraîné dans sa course toute une classe moyenne qui, jusqu'à présent, était désabusée par la politique et ne pensait même plus voter un jour. Il faudra maintenant que l'Aam Admi atteigne les coeurs et les esprits des "hommes du peuple", ces classes pauvres qui représentent la majorité de l'électorat indien, pour faire une vraie différence. Et ainsi, peut-être, commencer à soigner l'Inde de cancer qui le dévore. 

Voici mon reportage au coeur de ce nouvel élan politique, avec les nouveaux militants du Aam Admi. 



mercredi 23 octobre 2013

Viols en Inde: une révolution sociale en marche ?

Cette ligne d'appels, mise en place à New Delhi,
croule sous les appels de femmes en détresse
qui osent maintenant dénoncer ces agressions.

Le 16 décembre dernier, quand six hommes aveuglés par l'alcool et leur frustration sexuelle ont assailli et violé une jeune étudiante de 23 ans dans un bus, ils ne pouvaient se douter que leur acte odieux allait contribuer à changer la manière dont on regarde les femmes en Inde. 
Pourtant, c'est ce qui semble être en train de se dérouler sous nos yeux. A un rythme aussi subtil et lent  que le permet ce pays immense aux niveaux sociaux si éclatés, mais dans un sens irréversible.  

Plus de dix mois après ce crime, non seulement les cinq violeurs encore en vie ont été condamnés (un mineur à trois ans d'incarcération et les autres à la peine de mort, alors que le sixième s'est pendu dans sa cellule), ce qui est extrêmement rapide pour la justice indienne. Mais surtout, la parole des femmes commence à se libérer, ouvrant la voie à une guérison sociale progressive. 

Une preuve de ce changement: entre janvier et juin de cette année, les plaintes pour viol à New Delhi ont été multipliées par trois. Difficile d'imaginer que le nombre réel de crimes ait augmenté aussi rapidement. C'est donc que les viols sont davantage rapportés par leurs victimes et pris en compte par les autorités. 

Le débat qui a suivi l'outrage causé par cet horrible viol collectif aura donc servi de catharsis salutaire à une société qui se modernise à grande vitesse mais vit encore, en grande majorité, selon des modèles patriarcaux moyenâgeux. 

"Auparavant, quand une femme était violée, elle n'osait pas en parler, car elle savait que tous les doigts seraient pointés sur elle. Elle porterait la faute. Aujourd'hui, la société, les médias et les institutions ont changé leur regard et portent leur attention sur l'auteur du crime", confirme Khalidjah Faruki, militante féministe depuis vingt ans et responsable du nouveau centre d'appels 181, destiné aux femmes en détresse. 

La femme violée n'est plus coupable. Elle est donc libre de parler. Cette prise de parole, initiée par une jeunesse éduquée et révoltée de New Delhi, mettra du temps à se propager au reste du pays. Mais soyons optimistes pour une fois, et croyons que, dans cette société indienne en perpétuelle ébullition verbale, ce changement ne s'arrêtera pas aux murs invisibles des grandes villes. 


Suivez-moi là où ce changement s'opère de manière flagrante, de jour comme de nuit : dans le centre d'appels et d'assistance juridique destiné aux femmes en détresse, ouvert par la région de New Delhi en janvier dernier. Là où les appels pleuvent et les premiers espoirs naissent. 

Le reportage audio est ici, et pour aller plus loin, voici la version écrite.