lundi 15 avril 2019

Législatives en Inde: Modi amadoue les hindous

Les drapeaux safran et vert du Bharatiya Janata Party flottent sur l’esplanade de Ramlila, à Ghaziabad, dans la banlieue Est de New Delhi. Plusieurs centaines de personnes sont amassées en ce bouillant dimanche après-midi pour le meeting du parti nationaliste hindou (BJP, «parti du peuple indien»). Un homme au crâne rasé et drapé d’une toge surgit sur l’estrade : c’est Yogi Adityanath, moine radical hindou et chef du gouvernement de cette région de l’Uttar Pradesh, le plus grand Etat indien (230 millions d’habitants). Il est venu ici soutenir la candidature de Vijay Kumar Singh, ancien chef d’état-major des armées et député local en campagne pour sa réélection sous la bannière du BJP.
Le moine-politicien adopte un ton martial pour critiquer le Parti du Congrès, dans l’opposition : «Les gens du Congrès collaboraient avec les terroristes et leur offraient du biryani à manger, assène-t-il. L’armée de Narendra Modi, elle, leur fait manger des balles et des bombes. Nous avons réduit les terroristes en cendres et brisé le dos du Pakistan. Tout ce qui était impossible avant est possible aujourd’hui, car c’est Modi qui commande.» La foule exulte et répète, comme un seul homme, le nom du Premier ministre : «Modi, Modi, Modi !»

Bras idéologique

Le ton agressif et nationaliste est donné pour cette campagne des plus grandes élections du monde : 900 millions d’Indiens vont renouveler, à partir de ce jeudi, la Chambre basse du Parlement via un scrutin mené par phases pendant cinq semaines, dont les résultats seront annoncés le 23 mai. Le BJP a été porté au pouvoir en 2014 avec une exceptionnelle majorité absolue en promettant à la jeune population indienne de créer 25 millions d’emplois par an et de doubler les revenus des agriculteurs. Ces deux promesses populistes n’ayant pu être tenues (lire ci-contre), le parti nationaliste hindou relance sa dialectique originelle et fondamentaliste : l’hindouisation de la société indienne et la confrontation militaire avec le Pakistan musulman.
Le BJP exploite à cette fin les frappes de l’aviation indienne, menées le 26 février contre des camps terroristes pakistanais. Ses dirigeants parlent de «l’armée de Modi», et non de l’armée indienne, et le Premier ministre s’est officiellement rebaptisé «Chowkidar», le «gardien» de la nation. Sur Twitter, tous les ministres, candidats et partisans du BJP sont tenus de faire figurer «Chowkidar» avant leur nom de profil, un geste imité par des milliers de sympathisants, donnant l’impression qu’une armée s’aligne derrière son chef, avec comme seule mission sa réélection à la tête du pays.
Le leader, qui fait l’objet d’un vrai culte de la personnalité et qui est donné favori, ne semble pourtant vouloir protéger qu’une partie de la nation indienne : les hindous, qui représentent 80 % d’une population estimée à 1,3 milliard d’habitants. Pour beaucoup, cette élection devrait donc décider si l’Inde veut garder son modèle pluraliste fondateur ou devenir un Etat hindou. Le bras idéologique du BJP est le RSS (l’organisation des volontaires nationaux), formation paramilitaire séculaire dont Narendra Modi est membre depuis l’enfance. Son objectif : établir cet Etat hindou. Pour cette mouvance, l’hindouisme est plus qu’une religion, il s’agit de la culture de l’Inde ancestrale et tout Indien doit donc se soumettre à ses préceptes, tels que l’adoration du dieu Rama et le respect de la vache sacrée.
Rickshaw de campagne, qui diffuse la chanson du BJP, à la sortie du meeting de Ghaziabad. ®SF
Guirlandes de fleurs
Depuis cinq ans, des groupes hindouistes liés au RSS ont ainsi attaqué des centaines de musulmans et de membres de basses castes, qu’ils accusaient, souvent à tort, de transporter illégalement des vaches vers l’abattoir. Selon Amnesty International, 39 musulmans sont morts sous les coups de ces «protecteurs de vaches». Un ministre d’Etat, Jayant Sinha, est personnellement allé féliciter, guirlandes de fleurs à l’appui, huit de ces extrémistes condamnés par la justice pour le meurtre d’un musulman. Narendra Modi, fervent utilisateur de Twitter, n’a quant à lui jamais condamné ces crimes.
«Ces personnes sont marginales et il ne faut pas les associer avec l’Inde dans son ensemble, tente de rassurer Vijay Kumar Singh, député du BJP et secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, lors d’une entrevue avec Libération. Ces quatre dernières années ont été très pacifiques, il y a eu très peu d’émeutes.» Mais à l’ère des réseaux sociaux, quelques assauts xénophobes spectaculaires, amplifiés par Facebook et encouragés par le silence des pouvoirs publics, suffisent à produire le même effet : le sentiment de domination et d’impunité des hindouistes et l’ostracisation d’une population musulmane effrayée.
Cette scission religieuse est devenue flagrante dans la ville sacrée de Bénarès, circonscription de Narendra Modi. Les classes populaires hindoues se sentent revigorées par les messages suprémacistes de leur leader. Ashish Agrahari, petit commerçant de pièces automobiles de la ville millénaire et fils d’ardents militants communistes, adule le leader de la droite hindouiste : «Avec Modi, je me sens libre de dire que je suis hindou», assure-t-il tout en condamnant la laïcité pratiquée par les précédents gouvernements et inscrite dans la Constitution indienne. Quand on lui rappelle que Modi a été accusé de laisser se dérouler les pogroms antimusulmans qui ont fait 2 000 morts en 2002 dans l’Etat du Gujarat qu’il dirigeait, il répond : «Les musulmans essaient toujours d’imposer leur mode de vie et on ne peut pas toujours parler avec son ennemi. Donc la force peut être une bonne chose et depuis ces pogroms, ils ont compris la leçon.»
A quelques kilomètres de là, Maqbool Hasan examine de délicates soieries. Ce tisserand musulman, propriétaire de l’entreprise Resham India, a peur. «Avant, à Bénarès, nous pouvions aller sans crainte dans les quartiers hindous très peuplés. Plus maintenant. Les hindouistes décident de ce que nous devons manger, pour qui nous devons prier. Vous trouvez cela juste ?interroge ce sexagénaire à la barbe blanche. Et si nous disons que le BJP agit contre les musulmans, ils nous accusent d’être des traîtres et nous disent de partir vivre au Pakistan. Donc nous nous taisons et nous endurons les attaques.»

Article publié dans Libération le 11 avril 2019

L'Inde, un pays riche qui compte toujours autant de pauvres

Germain Araud est un entrepreneur enthousiaste. Ce Français est en charge de l’implantation de la première usine en Inde de Monin, une marque de sirop hexagonale. Il travaille dans le pays depuis quinze ans, et ces dernières années, il a vu le climat des affaires se simplifier énormément. «Toutes les procédures ont été numérisées, ce qui permet d’avoir une meilleure visibilité. Une fois qu’on a constitué et soumis le dossier, créer une filiale ne prend plus que quelques jours ! Et l’accès aux prêts encadrés a également été facilité par la banque centrale», se réjouit-il. Et la «vraie révolution», conclut Germain Araud, a été l’instauration en 2017 de la Good and Services Tax (GST), une TVA nationale qui a mis fin aux différentes taxes régionales et simplifié le commerce entre Etats fédérés.
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Toutes ces améliorations ont permis à l’Inde de bondir de 65 places en quatre ans dans le classement de la Banque mondiale sur la facilité de faire des affaires, pour se placer au 77e rang. Le BJP, parti traditionnellement proche des groupes industriels et commerçants, a ouvert de nouveaux secteurs aux investissements étrangers et libéralisé le marché de l’emploi, tout en accélérant la construction d’infrastructures pour créer une Inde «moderne et urbaine». Mais ces réformes ont cependant du mal à être absorbées par les petites entreprises du secteur non organisé, qui emploient plus de 90 % de la main-d’œuvre. Le système fiscal de la GST est trop complexe pour ces sous-traitants, qui perdent donc des clients.
Rameshwar Singh possède une entreprise artisanale de fabrication de jouets en bois à Bénarès. ®SF 
Le gouvernement de Narendra Modi a également fait dérailler l’économie fin 2016 en imposant une démonétisation sauvage, qui a exacerbé le chômage, multiplié par trois en six ans, pour se situer en 2018, selon une étude statistique publique qui a récemment fuité dans la presse, à son plus haut niveau depuis quarante-cinq ans. La moitié de la population active dépend encore de l’agriculture et a commencé à migrer vers les villes, où les emplois industriels peu qualifiés sont rares, en partie à cause de l’automatisation croissante. En parallèle, au moins huit millions de jeunes diplômés arrivent chaque année sur le marché de l’emploi, bien plus que ce que le tertiaire, moteur de la croissance indienne, peut absorber. Devenue la 6e économie du monde en termes de PIB, devant la France, avec une croissance de plus de 6 % par an, l’Inde demeure un pays riche avec énormément de pauvres : 90 % des actifs gagnent moins de 125 euros par mois. Cela a poussé le Parti du Congrès, dans l’opposition, à promettre l’instauration d’un revenu minimum garanti de 920 euros par an pour les 50 millions de foyers les plus pauvres - pour un budget de 46 milliards d’euros par an - dans le but de les sortir de la misère et de dynamiser l’économie via une hausse induite de la consommation. Le BJP, devant l’échec à réduire ce problème de l’emploi par un «ruissellement par le haut», préfère maintenant faire campagne sur la promotion de la culture hindoue et la haine du Pakistan
Article publié dans Libération le 11 avril.