mardi 27 avril 2021

Covid-19 : en Inde, la jeunesse entraînée par la vague

Avec un chiffre record de près de 315 000 nouveaux cas enregistrés en 24 heures le pays fait face à une violente recrudescence de la pandémie. Parmi les nouvelles victimes : les moins de 20 ans.


L’Inde affronte depuis deux semaines la vague de contaminations la plus fulgurante depuis le début de la pandémie de Covid-19, avec près de 315 000 nouveaux cas enregistrés entre mercredi et jeudi, soit un doublement des nouvelles contaminations en dix jours. Les hôpitaux des grandes villes comme Bombay et New Delhi, qui comptent les meilleures infrastructures du pays, sont complètement débordés : ils n’ont plus de lits en soins intensifs et peinent à trouver assez d’oxygène pour maintenir en vie ceux qui y sont déjà admis.

Les régions de ces deux mégalopoles, qui comptent à elles deux environ 140 millions d’habitants, sont à présent confinées pour ralentir la progression de cette deuxième vague. Assommés par la violence du choc, les dirigeants, qui avaient célébré l’immunité collective en fin de première vague, se demandent maintenant quel variant du Sars-Cov-2 a bien pu les frapper et briser si facilement leur vénérée protection.

Plusieurs variants en même temps

Les réponses sont encore partielles, car le séquençage génomique demeure rare et manque de financements en Inde, mais les informations fournies par le site Outbreak.info, spécialisé dans la compilation de données ouvertes sur le virus, donnent des pistes. Il y a encore un mois, le variant britannique, le B.1.1.7, détecté pour la première fois le 5 octobre en Inde, dominait le terrain, avant d’être submergé par une mutation indienne, le B.1.617. Celle-ci a été identifiée dans 28% des échantillons analysés depuis deux mois, avec une forte progression en avril, contre 15% pour le britannique pendant la même période. Il n’en reste pas moins que, considérant l’immensité du sous-continent (six fois la superficie de la France), l’Inde continue à accueillir plusieurs variants en même temps, ce qui complique la bataille.

L’Etat du Maharashtra, dans l’ouest du pays, dont la capitale est Bombay, est devenu l’épicentre de cette deuxième vague avec un quart des nouveaux cas enregistrés depuis une semaine et 42% des échantillons analysés dans les deux derniers mois portant la marque du variant indien. Dans l’est, au Bengale-Occidental, dont la capitale est Calcutta, les deux variants circulent en même temps de manière quasi égale : 26% pour l’indien et 16% pour le britannique. Cependant, les analyses de variants ne sont pas assez nombreuses dans la plupart des Etats fédérés pour connaître toutes les tendances. Le variant indien n’est, du reste, pas considéré comme «inquiétant» par les autorités et demeure sous-référencé.

Séquelles rares mais préoccupantes

Ce qui est sûr, c’est que les enfants sont moins épargnés que lors de la première vague. «Je n’avais jamais vu de patients pédiatriques, s’inquiète le médecin généraliste Souradipta Chandra, à New Delhi. Maintenant je reçois des enfants âgés de 10, 12 ou 14 ans qui sont affectés par le Covid-19 et présentent des symptômes.» Selon les chiffres officiels du Programme intégré de surveillance des maladies (IDSP), les personnes âgées sont toujours les plus vulnérables, car 70 % des personnes hospitalisées ont plus de 40 ans, mais les cas rapportés chez les 0-19 ans ont bondi de 38 % par rapport à la première vague, pour représenter 5,8 % des incidences.

«Les nouveau-nés et les adolescents sont ceux qui peuvent développer les symptômes les plus graves, avertit le pédiatre Ajit Gajendragadkar, de l’hôpital Hinduja de Bombay, qui voit environ six nouveaux jeunes patients malades du Covid-19 chaque jour depuis trois semaines. Les enfants ont plus de symptômes qu’avant, confirme-t-il, même s’ils sont encore légers. De la fièvre, de la toux et des diarrhées, mais par chance, aucun de mes patients n’a pour l’instant eu besoin d’être hospitalisé.» Il attribue cette augmentation des chiffres à plusieurs facteurs : d’abord, la plus grande contagiosité des nouveaux variants, qui se transmettent automatiquement à toute une famille dès qu’un des membres est malade. Le virus est également mieux accepté par les Indiens : «Avant, les familles avaient peur d’être ostracisées si elles étaient déclarées positives au virus, donc elles hésitaient à se faire tester. Maintenant ce n’est plus le cas, donc on voit davantage de cas rapportés», constate le pédiatre. Enfin, les tests sont également plus faciles d’accès qu’avant.

Ce docteur s’inquiète davantage des séquelles post-coronavirus chez les petits, rapportées dans le monde entier depuis un an sous le nom de syndrome inflammatoire multisystémique chez les enfants (MIS-C). Elles sont rares mais préoccupantes. «Ces inflammations peuvent toucher les poumons, les reins, les veines ou le cœur, et s’avérer fatales si elles ne sont pas rapportées à temps.» Or les symptômes peuvent paraître anodins : des démangeaisons, des douleurs abdominales ou de fortes fièvres. Le pédiatre conclut : «Notre établissement a dû hospitaliser cinq enfants pour des cas de MIS-C, mais d’autres en ont eu plus.»

Article publié dans Libération le 21 avril 2021

samedi 3 avril 2021

Les «Taxi Driveuses» de New Delhi


Deepa en route dans son taxi vers l'aéroport de la capitale indienne pour récupérer des clients. (Johann Rousselot/Signatures pour Libération)



Reena passe la marche arrière dans un crissement de boîtier. «Recule encore, stop  lance sa monitrice de conduite à ses côtés, d’un ton ferme. Première vitesse. Reena dégage la petite voiture bleue cabossée de la place de parking, nichée en demi-pente derrière un arbre, pour s’engager dans la circulation chaotique du nord de New Delhi. Les klaxons fusent de toutes parts, recouvrent les voix pendant de longues secondes, les motos arrivent rapidement en contresens pour croiser des vaches qui traversent lentement. La jeune Reena demeure tranquille, les yeux souriants au-dessus de son masque. «Dans ces embouteillages, les gens s’énervent et me crient dessus, ils me disent d’apprendre à conduire et essaient de passer par tous les moyens. C’est fou…» s’amuse-t-elle. Cette apprentie de 34 ans aux cheveux courts ne se décourage pas, car elle est ici pour apprendre un métier : celui de chauffeuse de taxi.

Depuis 2008, l’association Azad («liberté» en hindi) recrute des femmes de milieux populaires comme elle pour leur enseigner ce métier pratiqué en Inde presque uniquement par des hommes. Une formation qui prend des airs de transformation dans ce pays très patriarcal. «Avant de commencer ici, je n’avais conduit aucun véhicule, pas même un vélo, raconte Sangeeta, 37 ans, qui vient de terminer son apprentissage. Je n’étais quasiment pas sortie de mon quartier et je n’étais pas à l’aise pour traverser la rue toute seule. Mais maintenant que je conduis, j’ai plus confiance en moi, je peux aller où je veux sans avoir peur. Je suis vraiment heureuse.»

Cette transition est toutefois délicate et prend du temps : neuf mois, en général, pour enclencher l’émancipation de ces femmes modestes. Les époux sont les plus difficiles à convaincre : «Mon mari pensait qu’une femme ne pouvait pas conduire une voiture», se rappelle Omkari, une femme costaude et l’une des premières chauffeuses de l’association, aujourd’hui monitrice pour les apprenties. «Aucune femme de notre famille n’avait jamais travaillé, sauf une qui était infirmière. C’était donc inconcevable de conduire un taxi !» Mais comme dans beaucoup de ces foyers, les problèmes financiers ont forcé le destin et facilité la libération des femmes : «Mon mari avait des revenus modestes et irréguliers, donc quand nos enfants tombaient malades, nous devions demander de l’argent à nos familles, se souvient-elle. Mais personne ne nous aidait. Nous devions donc parcourir trois kilomètres à vélo pour aller à l’hôpital public [où les soins sont gratuits, ndlr]. Je n’en pouvais plus.» Cela fait maintenant dix ans qu’Omkari travaille comme chauffeuse et monitrice, et son salaire a permis de mieux soigner ses enfants et de les envoyer dans des écoles privées en anglais, en plus d’investir dans l’achat d’un terrain. Signe supplémentaire d’émancipation : elle ne porte plus le voile dupatta qui couvrait ses cheveux autrefois.

Des tâches ménagères souvent incompatibles avec un emploi

Ces femmes ont d’autant plus de mal à réussir qu’elles nagent à contre-courant : en Inde, la participation des femmes dans le milieu du travail ne cesse de chuter. En 2019, selon la Banque mondiale, seulement une femme sur cinq (20,5 %) de plus de 15 ans travaille, contre 26,5 % en 2005 – face à 76 % des hommes indiens. L’Inde est le pays d’Asie du Sud dans lequel cette proportion est la plus faible, à égalité avec le Pakistan et derrière l’Afghanistan, où 21,2 % des femmes travaillent, le Bangladesh (30,5 %) et le Sri Lanka (33,7 %).

Il y a plusieurs raisons à cette baisse d’activité officielle des femmes : la mécanisation croissante accroît le chômage dans les secteurs industriels et frappe avant tout les femmes, moins qualifiées et facilement remplaçables. Elles sont aussi victimes d’une transition difficile : les Indiennes étudient davantage qu’avant, mais ne trouvent pas de travail qui correspond à leurs nouvelles qualifications. Et même si elles postulent, elles demeurent écrasées sous le poids des traditions, qui imposent aux femmes de s’occuper de toutes les tâches ménagères et des enfants (six heures de travail ménager par jour en moyenne pour les femmes indiennes, contre cinquante-deux minutes pour les hommes, selon l’OCDE). Ces tâches sont souvent incompatibles avec un emploi à responsabilités.

La formation d’Azad doit donc être globale, pour permettre une émancipation rapide et durable de ces femmes. Elle inclut bien sûr les cours techniques de conduite, mais aussi de communication en anglais, ainsi que des modules sur le droit des femmes. Et ses responsables parlent aussi à aux familles en cas de problèmes. «Nous prenons le temps de comprendre les crises familiales qui peuvent émerger et nous les aidons à en sortir, explique Amrita Gupta, directrice des recherches et de la promotion d’Azad. Ces femmes viennent de milieux marginalisés et on ne peut pas simplement leur offrir trois mois de cours de conduite et espérer qu’elles trouvent un travail derrière… c’est impossible ! D’autres formations font cela, mais seulement 2 % des femmes trouvent ensuite un emploi. Chez nous, entre 60 % et 70 % de nos apprenties y arrivent.»

Pour la jeune Deepa, la réussite a été possible grâce à deux facteurs principaux : sa détermination et le soutien de sa famille. En 2012, elle est âgée de 21 ans et vient d’avoir son diplôme du secondaire quand elle entend parler de ces formations de chauffeuse. «Je n’étais jamais vraiment sortie de mon quartier ni même montée sur un vélo, mais je voulais essayer», raconte-t-elle dans sa maison familiale située dans le quartier populaire de Jahangirpuri, au nord-ouest de New Delhi. Son père s’y oppose fermement, par peur pour sa fille autant que par crainte de ce que diront les voisins. «Pendant les sept mois de formation, il ne m’a pas parlé et a même quitté la maison pendant quelques jours», raconte Deepa. Mais le soutien de sa mère est solide et déterminant. «J’ai toujours voulu sortir travailler, mais j’ai été forcée de rester femme au foyer», confie Shakuntala, la cinquantaine, drapée dans un sari traditionnel rose dont une frange lui recouvre les cheveux. Elle se tient contre le mur, entourée de figurines de dieux hindous et regarde fièrement sa fille, la tête nue, assise avec confiance sur le lit de la maison. «A son âge, j’avais déjà trois enfants, donc je n’ai même pas eu le luxe d’exprimer un désir de travailler. Alors quand j’ai entendu parler de sa formation, je l’ai soutenue», conclut Shakuntala. Le père de Deepa a finalement changé radicalement d’avis quand elle est revenue avec son premier salaire. «Il a considéré que je pouvais faire le travail d’un homme… il était si heureux», dit la jeune femme, qui gagne 15 000 roupies (171 euros), soit le salaire moyen indien.

Plus de 2 500 femmes formées

Il est près de 20 heures, Deepa a aujourd’hui 30 ans, et son père l’accompagne désormais dans les allées étroites et mal éclairées de leur quartier vers son taxi. Deepa marche devant lui, le pas assuré, jusqu’à la rue principale voisine. Ses longs cheveux bruns sont attachés en queue-de-cheval serrée, son anneau doré, accroché à la narine, reflète les phares des voitures. Elle sort la clé. Ouvre son véhicule et commence son service de taxi de nuit.

«J’adore conduire, lance-t-elle concentrée, les deux mains sur le volant, mais les yeux brillants d’excitation. Car c’est moi qui conduis les gens maintenant, et pas l’inverse. Et je suis fière !» Sa conduite est calme et respectueuse, ce qui est apaisant dans le chaos des rues indiennes : Deepa utilise les clignotants pour tourner et ne klaxonne quasiment pas, ce qui est rare et un signe évident de confiance dans sa maîtrise du véhicule. «Sur la route, les autres conducteurs me regardent bizarrement, mais ce n’est pas grave. Mon rêve est que toutes les voitures autour de moi soient conduites par des femmes !» Deepa est une pionnière : dans son quartier, elle fut la première à briser le plafond de verre. Et a été suivie par une cinquantaine d’autres, dont sa sœur cadette.

Depuis 2008, Azad a formé plus de 2 500 femmes à la conduite, dans cinq villes du nord de l’Inde. La plupart sont ensuite employées, comme Deepa, dans la branche commerciale de l’association, appelée Sakha, et deviennent chauffeuses particulières pour des familles, des femmes seules ou des entreprises. D’autres entreprises et ONG ont lancé des services similaires ces dernières années en Inde, mais celui de Sakha est de loin le plus étendu et élaboré.

Depuis quelques mois, Sakha a également ouvert un comptoir à l’aéroport de New Delhi, à côté de ceux des taxis traditionnels conduits par des hommes. Il est opéré par une quarantaine de conductrices, 24 heures sur 24. Ce service est accessible à tous, mais il est évidemment plébiscité par les femmes. «C’est bien mieux que les autres services», se réjouit Nimisha Kakoli, la quarantaine, en découvrant le comptoir rose et turquoise au slogan de «Femmes
au volant».
 Elle est arrivée seule de Calcutta, un dimanche soir. «Je ne connais pas très bien New Delhi. La ville a mauvaise réputation et c’est donc rassurant d’être conduite par une femme.»

Article publié dans Libération, le 8 mars 2021
Avec le photographe Johann Rousselot