lundi 20 juillet 2020

Vaccin : l’Inde veut aller plus vite que le Covid

Le 3 juin, une entreprise indienne peu connue du grand public a entamé un processus qui pourrait bientôt délivrer le monde : elle a commencé la production d’un vaccin potentiel contre le Covid-19. Celui-ci, appelé AZD1222, est développé par des chercheurs de l’université anglaise d’Oxford, en partenariat avec le laboratoire britannique AstraZeneca.
Les essais cliniques ne devraient se conclure que dans plusieurs mois, mais cette société indienne, Serum Institute of India (SII), a décidé de commencer dès à présent la production : «Nous devons prendre ce risque en ces temps de crise, sinon nous prendrons un an de retard et cela serait dramatique», confie à Libération le PDG de l’entreprise, Adar Poonawalla. SII est en train d’affiner le processus et produira quelques milliers de doses tests pendant les prochaines semaines, qui ne seront pas vendues. Et espère produire «50 millions de doses par mois à partir d’août ou septembre». Puis un milliard par an si le vaccin est efficace.
Serum Institute of India a les moyens de ses ambitions : cette discrète entreprise familiale quinquagénaire, basée à Pune, près de Bombay (sud-ouest), est la plus grande productrice de vaccins au monde, en volume, avec 1,5 milliard de doses par an, soit environ un vaccin sur deux vendus sur la planète. Et cette société a décidé d’attaquer le nouveau coronavirus sur plusieurs fronts : en plus de l’accord avec l’université d’Oxford, SII s’est alliée avec l’entreprise pharmaceutique américaine Codagenix. Cette dernière va développer un vaccin contre le Covid-19 et SII investira dans les essais cliniques, la production et la distribution.

La pharmacie du monde

L’entreprise indienne a également un accord avec l’autrichienne Themis Bioscience pour la recherche d’un autre vaccin qui utiliserait le virus de la rougeole comme vecteur pour injecter une protéine de Covid-19, un processus qui pourrait prendre deux ans. Enfin, SII a développé une version améliorée du vaccin du BCG, dont il est l’un des plus grands producteurs mondiaux, et mène des essais cliniques en Inde et en Allemagne pour savoir si, comme certains scientifiques l’évoquent, celui-ci permet de renforcer l’immunité et d’aider à réduire la mortalité du Covid-19. «Nous aurons les résultats de ces tests d’ici le mois d’août», affirme Adar Poonawalla. Cette formule n’empêcherait pas les infections, prévient-il, mais offrirait «une protection bon marché, à un dollar la dose».
Pendant cette crise sanitaire, l’Inde émerge plus que jamais comme la pharmacie du monde. Le secteur pèse 35 milliards d’euros, dont la moitié grâce aux exportations. Le pays est déjà le premier producteur de l’essentiel des vaccins et des médicaments génériques, comme l’hydroxychloroquine (HCQ). L’Inde a montré son importance stratégique en avril dernier en fournissant les doses de HCQ réclamées en urgence par les Etats-Unis. Cet antipaludéen était alors perçu comme un remède au Covid-19 - ce qui a été contredit par les résultats de trois grands essais cliniques, publiés début juin. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a ensuite arrêté ses recherches sur ce médicament.
L’urgence sanitaire a également réveillé les autorités indiennes, qui décuplent leurs efforts. «Cela fait soixante-dix-huit jours que je travaille sans arrêt, week-ends compris, confie Hemant Koshia, directeur de l’Autorité de régulation de l’alimentation et des médicaments (FDA) dans l’Etat du Goujarat (nord-ouest), région industrielle où est généré un tiers des revenus du secteur. En quatre-vingts jours, nous avons par exemple attribué 79 licences pour des masques et des gels hydroalcooliques.» Cette crise permet également une meilleure coordination avec les autorités fédérales, qui «ont envoyé des protocoles de soins contre le Covid-19 le dimanche à 23 heures», se souvient ce fonctionnaire régional. «Avant, New Delhi était fermé le week-end et il était difficile de trouver quelqu’un après 18 heures en semaine.»

Un accès équitable ?

Cette célérité administrative permet d’espérer avoir un vaccin bien plus tôt que prévu, assure Adar Poonawalla. «Les autorisations qui nous demandaient deux ou trois ans d’attente sont obtenues en deux ou trois jours.» Il reste à savoir qui recevra les premières doses d’un potentiel vaccin fabriqué en Inde. Pour le vaccin d’AstraZeneca, Serum Institute of India s’est engagé à fournir l’Inde et les pays du Gavi, alliance internationale qui fournit les Etats les plus pauvres. Le laboratoire britannique a également promis de fournir 333 millions de doses aux Etats-Unis et 400 millions de doses à prix coûtant d’ici à la fin de l’année aux Etats européens, mais cette production devrait être réalisée dans d’autres pays. Les ONG appellent l’OMS à intervenir pour assurer un accès équitable, pour tous les pays, au futur vaccin contre le nouveau coronavirus, au lieu d’un accaparement par les plus offrants.
S’il est produit en Inde, ce vaccin sera en tout cas plus abordable. «Les sociétés comme le Serum Institute of India produisent de grandes quantités de doses, sur lesquelles elles font moins de profits, explique Kate Elder, conseillère sur la politique de vaccins chez Médecins sans frontières. Alors que les multinationales vendent de plus petites quantités avec une plus grande marge et vendent les vaccins plus chers.» Quel que soit le pays de fabrication, MSF demande à toutes ces entreprises «une plus grande transparence pour obtenir les meilleurs prix de vaccins». 

Article publié dans Libération, le 28 juin 

lundi 13 juillet 2020

Coronavirus : à New Delhi, inquiétude et désarroi face à la pénurie de lits

La voix de Bhupesh Gupta se déchire quand il raconte le périple mortel de son frère Kamal. Celui-ci, âgé de 41 ans, était diabétique et commençait à souffrir d’insuffisances respiratoires. Bhupesh l’emmène donc dans un premier hôpital privé, BL Kapur, à l’ouest de New Delhi, où on lui fait une radio du torse et on lui donne des médicaments vers 19 heures. «Kamal se sentait encore très faible. Mais à minuit, ils nous disent qu’ils ne peuvent pas l’hospitaliser car ils n’ont pas assez de lits», raconte-t-il. Cette phrase reviendra ensuite comme une rengaine dramatique, car la famille Gupta fera le tour de cinq autres hôpitaux privés et publics de la capitale indienne, pendant deux jours, et affrontera à chaque fois le même mur.
«Les quatre premiers nous ont refusés directement, nous disant qu’ils n’avaient pas de lit, raconte Bhupesh. Au sixième hôpital, son niveau de sucre était à 57, ce qui est très bas, et il respirait mal, mais ils l’ont quand même laissé dans l’ambulance pendant des heures et ont refusé de l’hospitaliser. Quel hôpital peut faire cela ?» Son frère Kamal décède finalement à l’entrée de Lok Nayak Jai Prakash (LNJP), le plus grand hôpital de New Delhi dédié au traitement du Covid-19. Mais l’ironie est que, malgré ses difficultés respiratoires, «personne ne l’a testé pour le coronavirus», s’insurge Bhupesh, en ravalant un sanglot.
Ce cas semble être encore une exception dramatique, mais pourrait bientôt devenir la norme : le Covid-19 se propage en effet à une vitesse alarmante dans les grandes villes indiennes et les infrastructures hospitalières de New Delhi sont en train d’être submergées. L’Inde a enregistré 330 000 cas depuis le 1er février pour 9 500 décès, soit le 4pays le plus touché du monde, derrière la Russie, avec 11 000 nouveaux cas par jour (soit une augmentation quotidienne de cas d’environ 3%). Lundi, l’Etat indien du Tamil Nadu, dans le sud du pays, a ordonné le reconfinement de l’agglomération de Chennai. Cette mesure, qui concerne environ 15 millions de personnes, marque le premier pas en arrière majeur dans le déconfinement du pays, entamé début juin.

Moins de 10 000 lits

A elle seule, la capitale indienne New Delhi compte 41 000 cas, soit 12% des infections, et maintenant que les frontières régionales sont ouvertes, les autorités de la capitale s’attendent à une explosion : les infections devraient plus que doubler en deux semaines pour dépasser les 100 000 cas d’ici à la fin du mois, et 550 000 d’ici à la fin juillet. Or pour l’instant, la ville ne compte que 9 828 lits dédiés au traitement du Covid-19.
Le gouvernement régional a déjà réquisitionné des hôtels de luxe mais pense aller bien plus loin : d’abord, grâce à une collaboration exceptionnelle avec le gouvernement fédéral, ennemi politique qui lui a toujours mis des bâtons dans les roues, il va pouvoir convertir 500 wagons de train pour y accueillir 8 000 lits. 11 229 autres lits seront déployés dans 77 grandes salles de mariage, 4 628 lits dans 40 hôtels et 2 500 dans le plus grand centre d’exposition de la capitale. En tout, le gouvernement régional espère quasiment quadrupler le nombre de lits Covid disponibles dans les semaines à venir, ce qui serait juste assez pour tenir jusqu’au 15 juillet.
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Et cela ne pourrait régler qu’une partie du problème. Car ces refus arrivent alors qu’officiellement, les centres de soins ne sont pas pleins : dans l’hôpital LNJP, seulement 40% des 2 000 lits sont occupés, selon Ritu Saxena, la responsable de la coordination Covid de l’hôpital, avec un rythme de remplissage de 100 lits supplémentaires par jour. «Nous avons surtout besoin de plus de personnel, reconnaît-elle, car habituellement, les familles des patients sont présentes pour s’occuper de leurs besoins quotidiens, mais maintenant on ne peut pas les accepter, donc nous devons nous occuper de tout. Pour l’instant la situation est sous contrôle, mais cela peut vite changer si des milliers arrivent chaque jour, comme certains l’évoquent.»

«Je veux qu’il sorte»

L’esplanade devant le bâtiment principal de cet hôpital est relativement vide, par rapport à la période prépandémie, ces centres publics de soins accueillant habituellement une foule de patients. Ce lundi, une file d’une vingtaine de personnes s’allonge devant une tente. Ce sont les proches des patients. Sandeep Kumar vient déposer de la nourriture pour son père de 58 ans, arrivé le 7 juin avec de grandes difficultés respiratoires. «Ils l’ont testé en arrivant, et le résultat a été rendu au bout de sept jours, témoigne cet homme corpulent, le cou et la bouche recouverts d’un épais tissu rouge et blanc. Maintenant, ils lui ont donné de l’oxygène et s’occupent bien de lui.»
Cette lenteur dans le dépistage enrage beaucoup de proches. «Cela fait dix jours que mon mari a été hospitalisé et on n’a toujours pas les résultats, affirme Sumita Sompal, devant la grille de l’hôpital. Il avait la dengue mais ils suspectaient aussi le Covid. Maintenant il est enfermé dans cet hôpital et il me dit qu’il voit des cadavres de patients abandonnés. Je veux qu’il sorte, car s’il n’a pas le coronavirus, il va l’attraper !»

«Sauvez Delhi !»

La difficulté du dépistage est l’un des points faibles de New Delhi. Le magasin de Pramod Gupta, dans le sud de la ville, a fermé pendant trois semaines car un des travailleurs, également membre de sa famille, a été infecté. «Selon la réglementation, je devais me faire tester, témoigne cet épicier. Et j’ai essayé de le faire dans plusieurs hôpitaux privés. Dans l’un d’entre eux, ils ne donnaient que 40 coupons de dépistage par jour, il fallait se les arracher ! J’ai donc abandonné et rouvert mon magasin.» Seulement 5 218 patients ont été testés chaque jour depuis le 1er juin à New Delhi, et 25% ont été déclarés positifs – un taux extrêmement élevé qui prouve que le virus est mal dépisté. Le gouvernement prévoit de tripler ce rythme dans une semaine.
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En attendant, les corbillards ne cessent d’arriver dans le crématorium hindou de Nigambodh Ghat, au nord de la capitale. Le nombre de cadavres reçus chaque jour a augmenté de 50% ces dernières semaines et cela offre parfois des visions d’horreur aux familles endeuillées. «Ils ont empilé dix corps dans une ambulance, les uns sur les autres», témoigne Nidhi Gupta, horrifiée. L’un des corps était celui de sa mère, morte la veille à l’hôpital LNJP, en attendant le résultat de son test de Covid-19. «C’est inhumain, on traite les humains de façon pire que des animaux ! Maintenant, nous ne demandons qu’une chose au gouvernement : sauvez Delhi !» lâche cette jeune femme, avant de repartir dans un long et inconsolable sanglot.

Article publié dans Libération du 15 juin