jeudi 6 août 2020

En Inde, le gouvernement veut sacrifier l'environnement au profit des affaires

Vendredi, 14 heures. Une vingtaine de personnes arrivent discrètement, à vélo ou en triporteur, devant le ministère de l’Environnement, à New Delhi. Masqués et silencieux, ils se déploient, à deux mètres de distance les uns des autres, et brandissent des pancartes multicolores aux lettres écrites en capitale, avec un message : «Retirez l’EIA 2020», initiales en anglais pour «étude d’impact environnemental».

Cette procédure administrative, qui permet d’évaluer le coût écologique de la construction d’une route ou d’une usine, doit être profondément allégée par le gouvernement indien, qui a publié fin mars son projet, ouvert à suggestions jusqu’au 10 août. Les environnementalistes sont effrayés par cette tentative de dilution d’une procédure essentielle, mais la révolte est sourde : «La protestation est forte sur les réseaux sociaux, soutient Chittranjan Dubey, militant qui coordonne cette manifestation éclair. Mais beaucoup ont peur de sortir à cause de la pandémie, et la police ne nous autorise pas à manifester.»

Il n’empêche, c’est le quatrième vendredi consécutif que ce groupe d’irréductibles, tolérés par les agents du fait de leur petit nombre, se rassemble avec leurs pancartes devant le ministère. Ils se filment et se photographient, en espérant motiver les troupes confinées.

Déforestations et singes

La mobilisation est d’autant plus ardue que le texte de 83 pages de cette réforme est extrêmement technique. Le gouvernement affirme vouloir rendre ce processus d’approbation environnementale plus transparent et standardisé, mais l’une des principales préoccupations des spécialistes est que cette réforme en exempte les petites et moyennes usines de ciment ou de produits pétroliers par exemple, les petits projets hydroélectriques et les élargissements de routes nationales, autoroutes ou périphériques, ainsi que tous les ouvrages dits «stratégiques», terme gravement flou.

«Ces entreprises n’auront pas à réaliser de consultation publique, s’alarme le professeur T.V. Ramachandra, chercheur au centre pour les sciences écologiques à l’Institut des sciences de Bangalore, et ancien membre d’un comité régional d’inspection de ces projets. Ces élargissements de route peuvent détruire un écosystème vital. Or les consultations permettent aux fonctionnaires de comprendre cela, car ils y entendent les avis d’experts.»

De telles déforestations vont augmenter les contacts non-désirés entre les hommes et les animaux sauvages, ce qui peut faire émerger de nouvelles maladies, estime ce biologiste. «Dans l’Etat du Karnataka, entre 100 et 200 personnes meurent déjà chaque année de la fièvre du singe, car les singes se rapprochent des habitations et transfèrent leurs tics aux hommes. Le prix que nous allons payer pour ces exploitations de l’environnement sera donc bien plus important que celui du Covid-19 !»

«Copier le modèle chinois»

Prakash Javadekar, le ministre de l’Environnement, assure à Libération qu’il cherche à assurer «le développement durable de l’Inde : une croissance qui respecte l’environnement». Tout en rappelant que «les pays européens et les Etats-Unis ont bâti leur prospérité sur les émissions de carbone, alors que l’Inde n’est responsable que de 3% des émissions passées, qui entraînent le changement climatique». Il soutient qu’il prendra en compte les «centaines de milliers de réactions à la réforme», avant de la passer par décret – donc sans passage par le Parlement.

Le gouvernement de Narendra Modi, Premier ministre venu du Goujarat, la région la plus libérale et industrialisée du pays, a surtout une obsession : faciliter les affaires. Et il soutient que ces études d’impact environnemental les ralentissent.

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Cet argument ne tient cependant pas, selon Ritwick Dutta, avocat spécialisé des questions écologiques : «L’année dernière, le gouvernement indien a rejeté moins de 0,1% des projets présentés, et ceux-ci sont approuvés en deux ou trois réunions. Je pense que le gouvernement cherche un bouc émissaire et l’environnement est la proie la plus facile.» Cet avocat craint que la réduction des consultations publiques ne restreigne l’information concernant ces projets d’infrastructures. «L’Inde est en train de copier le modèle chinois, où le gouvernement dirige de manière opaque et avec comme objectif principal le soutien des industries.»

Depuis l’arrivée de Narendra Modi au pouvoir en 2014, l’Inde a gagné 79 places dans le classement de la Banque mondiale sur la facilité de faire des affaires (de 142 à 63). Mais dans le même temps, le pays a chuté de 13 places dans l’index sur la performance environnementale, pour terminer 168e sur 180 – l’un des pires pays dans le domaine. 


Article paru dans Libération du 29 juillet 2020

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