mercredi 10 février 2021

En Inde, le long mouvement de protestation des agriculteurs s'envenime

 

La dernière manifestation de masse de ces paysans qui protestent pacifiquement depuis des mois contre des réformes gouvernementales a dégénéré, faisant un mort, plus de 300 blessés, et retournant l'opinion publique contre eux.
par Sébastien Farcis, Correspondant à New Delhi
publié le 29 janvier 2021 à 16h48

Ce mardi, les chars militaires défilent en ordre rangé, les soldats en impeccables rangs serrés. C’est à première vue une journée de la République, fête nationale, ordinaire à New Delhi. Mais tout bascule vite quand, à 8 heures du matin, une horde d’agriculteurs s’invite à la fête.

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Cela fait deux mois que des dizaines de milliers d'entre eux campent dans le froid hivernal à la frontière de la capitale, interdits d'entrer pour manifester. Ils ont installé des camps gigantesques, qui s'étendent à perte de vue, dorment sous des tentes ou dans des remorques, comme une armée qui tient un siège. Une armée pacifique, toutefois, qui cherche à démontrer au gouvernement sa détermination. Ils ne veulent pas piller, mais forcer le retrait de trois lois adoptées par le Parlement en septembre, qui libéralisent la production et le commerce agricole et pourraient, disent-ils, les rendre «esclaves des grandes sociétés agroalimentaires»«Mes revenus ont déjà été divisés par deux en six ans», lance un planteur de canne à sucre. «Ça va être encore pire, s'énerve un autre, car ce gouvernement vend maintenant l'agriculture aux entreprises. Nous allons le renverser et faire la révolution.»

Marée de tracteurs

En ce jour de fête nationale, leur manifestation est d’abord autorisée par la police. Mais rien ne se passe selon les termes de leur accord. Les premiers agriculteurs s’élancent du nord-ouest de la ville quatre heures avant l’heure autorisée, alors que le défilé militaire bat encore son plein. Une marée de tracteurs multicolores descend les avenues, drapeaux indien et syndicaux au vent, musique paysanne hurlante. Et au lieu de ressortir rapidement de la ville selon l’itinéraire accordé, les manifestants défoncent les barrages de police à coups de tracteurs et filent vers le cœur de la capitale.

La journée festive prend alors un tournant dramatique. La police, mobilisée par le défilé militaire, est dépassée. Les agriculteurs, enragés par un profond sentiment d’injustice et usés par des mois de négociations infructueuses, se révoltent. Les plus jeunes et radicaux foncent en tracteur dans la foule, sèment la panique dans les rues, puis s’emparent du Fort rouge, symbole de la République, où ils font flotter le drapeau sikh, la communauté religieuse majoritaire chez ces paysans. Le bilan est lourd : plus de 300 policiers blessés et un manifestant tué par le renversement de son tracteur.

Une crédibilité qui sombre

Les dirigeants syndicaux dénoncent l’infiltration d’extrémistes qui auraient été guidés par les autorités pour faire dérailler le mouvement. Mais face à cette anarchie, la crédibilité de ce mouvement, jusqu’à présent populaire et pacifique, a sombré. Les dirigeants syndicaux, qui tenaient avant tête aux ministres lors des négociations, sont accusés nommément par la police de violences et de complot criminel. Le gouvernement reprend donc l’ascendant et devrait utiliser cet avantage pour réprimer cette contestation d’une main de fer. Il remporte cette manche, ce qui devrait garantir le maintien de sa réforme libérale de l’agriculture.

Article publié dans Libération le 29 janvier 2021

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