vendredi 8 mai 2020

Les musulmans confinés avec leurs ennemis

Victimes fin février d'attaques perpétrées par des fondamentalistes hindous, des musulmans du nord-est de Delhi vivent reclus dans des logements dévastés.
Ils attendent la fin du confinement pour fuir. Une ONG leur vient en aide.

Le petit appartement de la famille Jahan porte encore les séquelles du saccage mené par les hindouistes, le 26 février. Le réfrigérateur gît en morceaux, les vêtements brûlés sont à terre et le petit coffre-fort reste maintenant ouvert en permanence, la porte défoncée. Or à cause du coronavirus, ces six résidents musulmans doivent vivre confinés dans cette scène de crime, entourés d’une communauté d’hindous qu’ils jugent complices. «Ils ont volé tous nos bijoux, ont tout cassé, déchiré les livres d’université de mon frère et jeté de l’acide sur notre gazinière, montre Ashina, l’une des filles de la famille. Comment voulez-vous que l’on vive en paix ici ?»
Dehors, cette ruelle numéro 14 du quartier populaire de Shiv Vihar, dans le nord-est de New Delhi, vit au rythme étonnamment calme du confinement. Quelques habitants sont adossés au mur, un masque sur le visage. Des adolescents ont quitté leurs maisons trop étroites pour passer leurs nerfs sur le Player Unknown Battleground, ou PUBG, un jeu de combat multijoueur sur mobile auquel la jeunesse indienne est accro. Mais il y a un peu plus d’un mois, c’est dans ces rues que se déroulaient ces scènes de guerre : le pays vivait déchiré par l’adoption, en décembre, de la loi sur la citoyenneté, qui facilite la naturalisation d’immigrés illégaux venant de pays voisins mais exclut les musulmans.
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A la mi-février, les manifestations pacifiques gagnent ce quartier, qui compte une très importante proportion de musulmans. C’est alors que des milliers d’hindouistes, encouragés par des dirigeants du parti nationaliste hindou au pouvoir, le BJP, y descendent avec rage, armés d’armes à feu, de barres de fer et de bâtons, pour «empêcher la propagation» de cette contestation populaire. Entre le 25 et 27 février, ils pillent, brûlent les commerces musulmans et sèment la terreur, sans que la police, débordée ou complice, ne puisse les arrêter. Des musulmans armés répliquent mais ne peuvent empêcher le massacre.

Poison de la défiance

La famille Jahan, qui a fui pendant quelques jours après l’attaque, a juste le temps de retrouver son appartement saccagé que le confinement débute, le 25 mars. Et les enferme, psychologiquement autant que physiquement. «Nous n’avons plus rien, donc nous dormons sur la terrasse. Mais nos voisins ont laissé entrer les assaillants par cette terrasse, donc nous n’arrivons plus à dormir, continue Gulshan, la belle-sœur d’Ashina. S’ils l’ont fait une fois, ils peuvent le refaire. La majorité des habitants du quartier sont hindous, et nous n’avons plus confiance en personne.» 
Avant ces attaques, qui auraient été menées par des hindouistes venant de l’extérieur, hindous et musulmans vivaient en paix, soutient la jeune femme. Mais aujourd’hui, le poison de la défiance a pénétré les esprits des riverains et empêche Gulshan d’aller faire la queue à la soupe populaire de quartier, organisée par le gouvernement régional. «Ils continuent à faire des remarques dans la rue et nous accusent de propager le virus. Je ne sais pas si je serai en sûreté dans ces longues files d’attente.»
Leurs voisins sont les seuls autres musulmans de la rue et leur modeste maison a également été mise à sac. Iltaf Khan, ouvrier au chômage technique, affirme manquer de tout, mais refuse d’aller à la distribution de nourriture. «Les autorités ne nous ont pas défendus quand nous avons été attaqués, donc je ne veux rien leur devoir», confie-t-il.
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«Comme des morts-vivants»

Leur survie dépend donc des dons alimentaires d’une association, Foundation for Poverty Alleviation (FPA), qui soutient 6200 familles du nord-est de New Delhi depuis le début du confinement. «Nous utilisons trois scooters où nous chargeons des paquets de farine, de riz et de lentilles et nous pouvons ainsi ravitailler trente familles par voyage», explique Zeeshan Ahmed, un entrepreneur devenu coordinateur bénévole. Méticuleux, Il nous montre un cahier où sont répertoriés les détails de chaque bénéficiaire. Ce jeune homme, masque jaune fluo trop grand sur la bouche, est conscient des risques de contagion que comporte cette mission, mais «ma priorité est que ces personnes ne meurent pas de faim, affirme-t-il. Même si je dois tomber malade en faisant cela.»
Iltaf Khan, lui, est sorti sur le pas de sa porte. Il porte un masque sur la bouche, mais se soucie peu du coronavirus. «Nous avons vécu l’enfer, lâche-t-il, la voix brouillée par un sanglot. Nous sommes comme des morts-vivants aujourd’hui. Donc le virus, oui, il est là. Mais ce n’est pas lui qui nous fait peur.»
La première chose que les deux familles musulmanes feront à la fin du confinement, c’est tenter de vendre leurs maisons pour partir loin de ce quartier. En attendant, ils restent confinés avec leurs ennemis intimes.


Article paru dans le Libération du 20 avril
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Pour venir en aide à ces victimes, vous pouvez soutenir le travail du collectif Umeed et de la Foundation for Poverty Alleviation, ici 

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